Depuis le début des années 1960, la Bretagne est devenue une région de production intensive de lait. La fin de cette décennie est marquée par des transformations du marché laitier : de nombreux producteurs se sont spécialisés et sont devenus dépendants du prix de ce produit. Quant aux entreprises de transformation (privées ou coopératives), elles collectent une grande part de la production laitière et sont de plus en plus concentrées. Au début des années 1970, les syndicalistes du Finistère et du Morbihan développent une idée nouvelle auprès des paysans : le prix payé par les transformateurs doit tenir compte du prix de revient, du travail des éleveurs et, surtout, assurer un revenu minimum à ces paysans.
Des actions sont menées : en octobre 1970, des agriculteurs du canton de Saint-Renan (Finistère) interviennent lors d’une assemblée générale de leur coopérative ; en avril 1971, des paysans du Morbihan vident un camion. La condamnation de l’un d’entre eux, Jean Carel, débouche sur des heurts, à Lorient, en juin de la même année. Enfin, en mars 1972, en Loire-Atlantique, des camions sont interceptés pour obtenir la suppression de primes « quantité » qui favorisent les plus gros producteurs. Dans ce contexte, la baisse saisonnière du prix du lait le 1er avril 1972, alors qu’à Bruxelles une augmentation des cours officiels a été décidée, n’est pas comprise par les éleveurs et est refusée par les sections laitières des syndicats du Finistère, du Morbihan et des Côtes-du-Nord.
« L’agriculteur trime. Le consommateur paye. L’industriel empoche. »
Les 4, 6 et 9 mai, des camions sont bloqués et retenus un temps, en Loire-Atlantique, puis à partir du 10 mai, dans le Morbihan et le Finistère. Le 12 mai, la FDSEA (Fédération départementale des syndicats d’exploitants agricoles) et le CDJA (Centre départemental des jeunes agriculteurs) du Finistère demandent une hausse du prix qui garantisse « un salaire égal au SMIC ». Les syndicats paysans posent, de manière frontale, la question de la rémunération du travail paysan. Pour eux, « L’agriculteur trime. Le consommateur paye. L’industriel empoche. »
Tract de la FDSEA et du CDJA du Finistère du 12 mai 1972. Crédit : Centre d'Histoire du Travail de Nantes. Collection ANPT (Association nationale des paysans travailleurs)
Des blocages de camions sont organisés les 12 et 14 mai. Dans la nuit du 17 au 18 mai, des paysans s’en prennent à la coopérative de Landerneau (Finistère). Après une discussion animée, des producteurs « enlèvent » et déposent dans la campagne, en pleine nuit, quatre de ses dirigeants. La voiture de l’un d‘entre eux est badigeonnée de beurre et de lait et les machines transformant le lait en poudre sont arrêtées un temps. La coopérative porte plainte contre X et exclut sept sociétaires dont un responsable de la section laitière de la FDSEA, Jean-Paul Bizien, et un dirigeant du CDJA, Jean-Charles Jacopin. En parallèle, près de Quimper, des producteurs occupent l’usine Entremont, suite au refus de la direction de les recevoir. Le syndicalisme agricole du Finistère soutient les éleveurs sanctionnés, demande le retrait de la plainte et appelle à la mobilisation.
À partir du 23 mai, les camions interceptés sont immobilisés. Certains sont regroupés et gardés à Guiscriff (Morbihan). Ce même jour, 400 agricultrices manifestent devant la coopérative de Landerneau (Finistère) et 1 500 agricultrices et agriculteurs pénètrent dans l’usine Entremont de Quimper. Le 24 mai, la FDSEA du Finistère appelle à un blocage généralisé des camions de collecte. Celui-ci touche pendant une dizaine de jours plusieurs centaines de véhicules gardés par les producteurs. Un nombre important d’agriculteurs des deux départements y participent et des meetings regroupent des centaines et parfois des milliers de producteurs. Ces initiatives sont impulsées par des responsables syndicaux, surpris cependant par l’ampleur du mouvement ainsi que par l’implication et la détermination des paysans du Finistère et du Morbihan. Les entreprises privées ou coopératives sont critiquées, parfois occupées et des cadres, quelquefois séquestrés un temps. La fin du conflit est difficile, des heurts avec les forces de l’ordre ont lieu le 1er juin à Ploudaniel et Saint-Renan (Finistère). Et les tensions s’accroissent avec ceux qui sont hostiles au mouvement ou refusent les actions contre les coopératives.
Cette grève massive a un retentissement national mais le gouvernement joue, au début, la carte du pourrissement. Le Premier ministre, Jacques Chaban-Delmas, refuse de recevoir les syndicats. Le ministre de l’Agriculture, Michel Cointat, sous-entend que les meneurs prennent leurs ordres à Pékin. Le 31 mai, une rencontre entre le ministre de l’Agriculture et des responsables agricoles a lieu sans aucun dirigeant de l’Ouest, ce qui choque en Bretagne. Le 2 juin, à Rennes, une réunion de concertation entre pouvoirs publics, producteurs et industriels échoue. Peu à peu, cependant, les négociations, à l’échelle de l’entreprise, progressent. Les producteurs obtiennent 3 à 4 centimes d’augmentation sans parvenir partout aux 60 centimes demandés. Par ailleurs, les agriculteurs exclus de la coopérative de Landerneau sont réintégrés. Les 4 et 5 juin, le ramassage du lait reprend. Les syndicalistes ont le sentiment d’avoir obtenu en partie satisfaction et d’avoir mené une action exemplaire.
Les limites d’un mouvement
La victoire est cependant de courte durée et les limites du mouvement apparaissent rapidement. Première déconvenue : les mois suivants les industriels reviennent sur les augmentations concédées, arguant des pressions subies et profitant du fait que les agriculteurs soient pris par les travaux des champs.
Tract collectif de la FDSEA qui fustige l'attitude des coopératives laitières finistériennes en juillet 1972. Source : Collections du Musée de Bretagne. N° inventaire : 974.0006.123
Par ailleurs, toute la région n’a pas participé à cette lutte. De moindre ampleur en Loire-Atlantique, celle-ci est limitée dans les Côtes-du-Nord et l’Ille-et-Vilaine où les responsables des FDSEA, qui refusent la mise en cause des coopératives et s’opposent aux moyens d’action utilisés, sont hostiles à ce mouvement. Par ailleurs, certains ont considéré que les actions menées étaient violentes d’où, après 1972, des déchirures et des divisions dans le syndicalisme agricole de l’Ouest. À l’automne 1972, les présidents des FDSEA des Côtes-du-Nord, d’Ille-et-Vilaine mais aussi du Maine-et-Loire, de la Sarthe et de la Vendée publient un long texte très critique envers la tendance Paysan-travailleur, très active pendant ce conflit dans le Finistère, le Morbihan et en partie en Loire-Atlantique. De plus, malgré le discours ouvriériste des syndicalistes paysans, il n’y a pas eu de jonction significative entre agriculteurs et mouvement ouvrier. Le combat est resté essentiellement professionnel et n’a pas donné lieu à de grandes manifestations avec d’autres catégories sociales, d’où des rancœurs, car les paysans avaient été solidaires des grévistes du Joint français quelques semaines auparavant.
Tract de solidarité envers les grévistes du Joint Français en février 1972. La FDSEA et le CDJA participent au comité de soutien lancé par plusieurs organisations, dont le PSU.
Enfin, il n’a pas pris une dimension régionaliste (le drapeau breton ne semble pas utilisé, le slogan « vivre et travailler au pays » n’apparaît pas), au contraire de la lutte du Larzac ou de la « guerre du vin » en Languedoc, plus tard.
Un combat marqué par l’esprit de 68 ?
Pourtant, ce mouvement apparaît novateur à nombre d’acteurs. Le répertoire d’action mis en œuvre (meetings, occupations, piquets de garde), le discours revendicatif (« dans le prix du lait notre salaire »), l’expression « grève » (utilisée par d’autres que les syndicalistes au départ) ainsi que le sentiment partagé que les paysans sont des exploités renvoient bien aux luttes ouvrières. S’y ajoutent aussi une insolence et une insubordination dans l’air du temps : séquestrations de cadres ou de dirigeants, moqueries envers les petits chefs ou les patrons, contestation des autorités. La nouveauté réside encore dans la participation massive des agriculteurs à la lutte, dans une région longtemps considérée comme conservatrice. Les décisions sont prises dans des réunions regroupant des centaines de personnes afin de favoriser la participation du plus grand nombre, d’ancrer le mouvement et de lui donner un caractère démocratique. Par ailleurs, ce mouvement ne vise pas en priorité les pouvoirs publics mais les industries de transformation. Les producteurs s’attaquent aux responsables économiques de leurs difficultés. Ils interpellent aussi bien les entreprises privées que les coopératives, créées par des agriculteurs dont les pratiques s’aligneraient sur celles du secteur privé. L’adversaire n’est plus uniquement extérieur à la société rurale, d’où des tensions à l’intérieur du monde paysan. Enfin, la participation active des femmes à cette grève surprend nombre d’observateurs, habitués à leur silence. Il y a bien une inflexion ouvriériste, à la mode « soixante-huitarde », des luttes paysannes qui se poursuit ensuite quelques années et explique l’émergence des ancêtres de la Confédération paysanne.