Le gouren, une tradition moderne

Auteur : Aurélie Épron / novembre 2016
Corps à corps dont l’histoire est marquée par des récits avérés ou mythiques, la lutte bretonne – ou gouren – constitue un pilier emblématique de la ludodiversité bretonne.

Origines du gouren ?

Le gouren – dont les origines sont attestées dès le Moyen Âge (voir notamment les travaux de Le Menn G., 1994 ; Jaouen G., 2005) – est présenté par ses adeptes comme un héritage celtique. Cette forme de lutte aurait traversé les siècles en changeant quelque peu mais en conservant certaines de ses spécificités : preuve d’une tradition vivante. La richesse de cette lutte réside alors dans sa capacité à faire évoluer ses rites et ses pratiques jusqu’au XXe siècle (Épron, 2008). Elle n’est alors pas seulement « ce dont on se souvient, [...] la tradition elle-même, mais son laboratoire » (Nora P., 1984, p. X).

Est fermement formulée, par les acteurs, l’hypothèse d’un métissage entre les apports des Bretons insulaires, fuyant l’invasion de leur territoire par les Saxons, les Angles et les Jutes, et un style armoricain du haut Moyen Âge – dont aucune trace n’a été dévoilée à ce jour –, lors des migrations, entre les IVe et VIe siècles, en Petite Bretagne, de peuplades du sud-ouest de la Grande-Bretagne (Cornwall et Devon).

Ces parentés celtiques sont confortées par le fait que des luttes qui se jouent uniquement debout – le combat ne se poursuit pas au sol – et à la ceinture – les saisies avec les mains sont autorisées uniquement au-dessus de la ceinture, celle-ci comprise – existent encore de nos jours dans d’autres régions celtiques que la Bretagne. La lutte de Cornouailles britannique est en effet une forme ressemblante.

Évolution de la popularité des luttes dans l’histoire

L’engouement pour les luttes martiales a régné dans toute la vieille Europe du Moyen Âge. Elles participaient à la préparation des troupes et de la chevalerie pour le combat au corps à corps. Au XVIe siècle, c’est l’une des principales activités physiques dans les cours royales ou seigneuriales. Ces luttes faisaient également figure de jeux et de préparation pour les joutes et les tournois. À la Renaissance, l’apparition des armes à feu et la modernisation des moyens de faire la guerre ont fait partiellement tomber ces exercices en désuétude dans les milieux privilégiés. Cependant leur tradition s’est maintenue dans les milieux populaires en tant que jeux, notamment dans des pays et régions de culture celtique. Ainsi, en France, à partir de la Révolution et suite au rejet des pratiques de l’Ancien Régime, ce sont plutôt des hommes de basse condition sociale qui s’adonnent aux luttes, pour le prestige mais aussi pour gagner de l’argent ou des prix en nature. Les luttes font alors partie intégrante des festivités et de cérémonies, qu’elles soient ou non religieuses : naissances, mariages, rites de passage, changements de saisons, moissons, etc. (Épron A. & Jaouen G., 2010).

Aujourd’hui, à l’occasion de 7 à 8 tournois à l’ancienne au cours de l’été (saison d’été juin à fin août), les lutteurs peuvent remporter un maout ; lors d’1 seul tournoi pour les lutteuses. Par tradition, le vainqueur du tournoi fait le tour de la lice de sciure avec le bélier ou mouton sur les épaules. Ici Mathieu Le Dour, l’un des grands lutteurs bretons actuels, Tournoi de la Saint Cadou. Photographie : Eric Legret

Le renouveau du XXe siècle

Au cours de l’entre-deux-guerres, une bascule s’opère. Face aux représentations dévalorisantes véhiculées au sujet des Bretons, et plus largement de la culture rurale et paysanne, Charles Cotonnec (1876-1935), médecin à Quimperlé et barde du Gorsedd de Petite Bretagne, s’attache à revaloriser la pratique de la lutte en cherchant à l’accommoder à la modernité. En 1930, il crée la Falsab (Fédération des Amis des Luttes et Sports athlétiques bretons) et instaure un fonctionnement inspiré du mouvement sportif. Mouvement qui depuis la fin du XIXe siècle se répand sur le territoire national (Holt R., 2011). Cotonnec tend à uniformiser la pratique : temps de combat, résultats intermédiaires permettant de gagner le combat à l’issue du temps imposé (auparavant le combat durait jusqu’au lamm, résultat parfait), surface de combat limitant les risques de blessures (lice de sciure), etc. La Falsab instaure donc une codification des règles (règles orales et disparités de pratique suivant les terroirs vers une codification, la règle écrite, la même pour tout le monde), une « spatialisation » (lieux dédiés à la pratique sportive) et une « temporalisation » (calendrier de compétitions) de la pratique : le jeu traditionnel devient un sport (Guttman A., 1978 ; Elias N., Dunning E., 1990).

Depuis, d’autres évolutions ont eu lieu. Le gouren est devenu un sport fédéré par la Fédération de gouren à partir de 1980 – la Falsab est depuis une confédération d’associations de jeux et sports bretons –, affiliée à la Fédération française de lutte en 1995. Les acteurs de la lutte bretonne cherchent à concilier héritage et modernité sportive.

Le gouren moderne se pratique sous deux formes, hivernale et estivale, depuis 1930. En hiver, les compétitions se déroulent en salle, sur tapis. En été, la lutte se passe à l’extérieur, sur une lice de sciure, lors de fêtes. Depuis les années 1960, outre les tournois d’été standard, les protagonistes se défient à l’image de certains de leurs ancêtres : « mod kozh » ou à l’ancienne (sous forme d’une tape sur l’épaule). Les combats se succèdent ainsi jusqu’à ce qu’un lutteur remporte trois affrontements. Et le vainqueur porte à ses émules une dernière estocade symbolique et traditionnelle lorsqu’il effectue son tour d’honneur avec un maout (mouton ou bélier) sur les épaules. Ils portent tous, depuis la fin des années 1990, le bragoù (pantalon noir) et la roched (chemise blanche), forme de réminiscence de la tenue des paysans bretons de Cornouaille aux XVIIIe et XIXe siècles et rappelant surtout les couleurs du drapeau breton moderne.

Le gouren aujourd’hui

Actuellement la Fédération de gouren compte plus de 1 600 licenciés (gestion autonome de la pratique). Toute l’année les adhérents peuvent pratiquer dans plus de 40 skolioù (écoles) ou clubs répartis sur toute la Bretagne, dont près de la moitié des effectifs sont dans le Finistère. Les skolioù sont localisées dans la région administrative de Bretagne, de manière plus sporadique en Loire-Atlantique et région parisienne.

La pratique s’est peu à peu ouverte auprès de nouveaux publics : les femmes depuis les années 1970, les enfants à partir de 4 ans (« babigouren »), les « pratiquants loisirs », etc. Plusieurs milliers de scolaires sont initiés tous les ans à la pratique par les permanents professionnels de la Fédération ou de ses structures déconcentrées (comités départementaux), c’est aussi une épreuve optionnelle au baccalauréat depuis 1998.

Une tradition vivante ouverte au monde

Les jeunes filles luttent en compétition avec les garçons jusque leur entrée dans la catégorie benjamine. Photographie : Eric Legret

Les luttes du monde ont pour trait commun l’affrontement à mains nues de deux protagonistes qui s’efforcent de se renverser. Il en existe plusieurs centaines sur la planète, dont les styles se distinguent par leurs ancrages culturels et la spécificité de leurs techniques. La Fédération internationale des luttes associées (Fila) reconnaît aujourd’hui la richesse de tous ces styles.

Des échanges internationaux se font au sein d’une confédération européenne de luttes celtiques et traditionnelles : la Filc (Fédération internationale de luttes celtiques) créée en 1985 à l’initiative d’acteurs de la Fédération de gouren. Ces échanges prennent la forme de championnats européens de luttes celtiques aux niveaux seniors, espoirs et féminines ainsi que l’organisation de compétitions « ouvertes » dans un style de lutte spécifique, ou encore de stages internationaux, formation à l’arbitrage, etc.

Des rencontres hors Filc ont également lieu, comme par exemple avec des lutteurs nigériens en 2007 et tunisiens en 2009.

Depuis ses origines, la Filc est inspirée par un principe : la légitimité de lutter chacun dans l’esprit de sa culture d’origine et de sa tradition mais en connaissance et dans le respect des traits singuliers des autres luttes. Il s’agit là d’une orientation fondée sur l’échange et la mutualisation des cultures et des savoir-faire qui s’écarte radicalement de l’homogénéisation constatée dans nombre d’autres sports.

Le serment des lutteurs bretons est aussi traduit aujourd’hui dans toutes les autres langues des fédérations adhérentes à la Filc (gaélique, gallois, espagnol, néerlandais, frison, suédois, sarde, islandais, autrichien) dans l’esprit de la fonction intégrative pour laquelle il a été créé en 1930 par Charles Cotonnec.

Dès lors la valorisation du gouren s’inscrit symboliquement et concrètement comme partie prenante de la lutte pour la reconnaissance d’une identité culturelle qui soit non pas source d’un repli sur elle-même mais bien ouverture aux autres.

 

CITER CET ARTICLE

Auteur : Aurélie Épron, « Le gouren, une tradition moderne », Bécédia [en ligne], ISSN 2968-2576, mis en ligne le 18/11/2016.

Permalien: http://bcd.bzh/becedia/fr/le-gouren-une-tradition-moderne

Bibliographie

  • BROMBER K., KRAWIETZ B. & PETROV P. (dir), « Wrestling in Multifarious Modernity », The international Journal of the History of Sport, vol.31, issue 4, 2014.
  • CZORNIJ A., D’une pratique traditionnelle à un sport de combat : ar gouren ou la lutte Bretonne, Édition L’Harmattan, 2012.
  • DELOUCHE D., « La lutte bretonne vue par les artistes (1798-1930) », MSHAB, n°71, 1994, pp.315-344.
  • ÉPRON A., Histoire du gouren : l’invention de la lutte bretonne, Thèse en STAOS, UEB Rennes2, 2008 ; en accès libre (version non corrigée) à l’adresse suivante http://tel.archives-ouvertes.fr/docs/00/30/05/71/PDF/theseepron.pdf
  • JAOUEN G., Luttes celtiques de Bretagne et du Cornwall, du jeu au sport, Confédération Falsab, 2005.
  • GOURMELEN L., BOURDONNAY J.-D., LEGRET É., Gouren : lutte et défis d’un sport breton, Coop Breizh, 2006.
  • KERDRAON M.-Y., Gouren – Traditions de lutte en Bretagne, Skol Vreizh, coll. « La collection bleue », 2004.
  • LE MENN G., « Ar Gouren. Les premiers témoignages (XIVe – XVIIe siècles) », Mémoires de la Société d’Histoire et d’Archéologie de Bretagne, Tome LXXI, Rennes, 1994, pp.61-85.

Sites

Proposé par : Bretagne Culture Diversité