Souvent associés, le lin et le chanvre ont la même structure biologique. Le lin Linum usitatissimum, est, pour les plantes textiles et oléagineuses, une herbacée à fleurs bleues. Mais il existe aussi des variétés à fleurs blanches, rouges ou jaunes. Le chanvre (Cannabis sativa) est également une herbacée et appartient à la même espèce botanique que le cannabis récréatif. Les usages complémentaires que l’on faisait des toiles tissées à partir de ces plantes soulignent leur association : le lin pour l’habillement fin et le linge de maison, le chanvre pour les cordages, les vêtements de travail et les voiles des navires.
Jean Tanguy a sans doute été le premier historien à mettre en avant la place de ces végétaux dans l’économie bretonne, et ce dès les années 1960, avec des travaux portant sur les grandes périodes des manufactures, du XVIe au XVIIIe siècle. Il a depuis fait des émules et piqué la curiosité d’historiens et de passionnés, qui ont élargi les recherches à d’autres territoires que celui de Morlaix sur lequel il s’était initialement penché.
En Bretagne, le climat océanique et les terres fertiles sont favorables à la culture de ces plantes. Les zones limoneuses de la côte nord sont propices au lin tandis que le chanvre, moins exigeant, pousse partout ailleurs. À ce stade, il faut distinguer la production domestique des toiles fabriquées pour le commerce et l’exportation, régies par des règlements royaux et que l’on retrouve sous une grande variété de noms : elles s’appellent crées dans le Finistère, où elles sont déclinées en rosconnes, graciennes ou pedernecqs, landerneaux ou encore plougastel... et bretagnes dans les Côtes-d’Armor. Les toiles de chanvre sont appelées olonnes autour de Locronan, et noyales à Noyal-sur-Vilaine. C’est à cette production de lin textile que nous allons nous intéresser.
Lin breton et d’importation : de la Baltique à Roscoff
D’importantes quantités de graines de lin sont importées de la Baltique par le port de Roscoff. Les navires venus des ports de Libau, Windau, Riga, Memel ou encore Königsberg déchargent au printemps, après environ trois mois de navigation, les barils d’environ 80 kilogrammes. Les graines sont ensuite redistribuées, essentiellement par cabotage, dans les autres ports du nord de la région. Les quantités reçues sont loin d’être négligeables : en 1757 ce sont ainsi 1 368 tonnes qui sont débarquées de quatorze navires.
Alors que la Bretagne produit également du lin, ces importations peuvent s’expliquer par la nécessité de renouveler les semences. Culture de printemps, cette plante aime les terres profondes, bien travaillées. Le lin est peu gourmand en intrants (engrais, pesticides) mais épuise les sols. Il est mis en tête de rotation de culture, tous les six à sept ans. La floraison intervient cent jours plus tard. La petite fleur bleue, la plus courante, est éphémère. Elle s’ouvre le matin et tombe l’après-midi. Mais une autre apparaît immédiatement sur la tige et la floraison dure ainsi une dizaine de jours. Ces magnifiques champs bleus ondulant au gré du vent sont un régal pour les yeux !
Une transformation complexe mais réfléchie
Pour obtenir les fibres les plus longues possibles, l’arrachage se fait à la main et impose de nombreuses étapes réclamant beaucoup de main-d’œuvre et d’eau. Celles-ci sont le plus souvent réalisées par des paysans qui trouvent là un appréciable complément de revenu. Le rouissage, étape préliminaire pour faciliter la séparation des fibres du bois central, se pratique dans les poullin – trous d’eau, non maçonnés – en Léon ou dans les routoirs – bassins – du Trégor. Il a été interdit en eau courante pour cause de pollution. Aujourd’hui, il se fait « sur le pré » : les andains de lin sont disposés sur le champ et retournés régulièrement pour favoriser le contact avec la rosée. Les gerbes sont ensuite séchées avant d’être teillées, opération qui permet de séparer les fibres du bois (anas) par broyage, puis peignage. La filasse obtenue est alors portée aux fileuses qui utilisent un rouet à grande roue, présent dans tous les foyers. Le métier de fileuse, essentiellement féminin, n’apparaît dans les registres de capitation que dans la seconde moitié du XVIIIe siècle. Les différences de pratiques sont alors notables entre le territoire des crées et celui des bretagnes. En Léon, on blanchit les écheveaux de fil dans les kanndi alors qu’autour de Quintin, ce sont les toiles qui sont blanchies.
Produire des toiles de qualité
Les tisserands montent ensuite la chaîne sur le métier qui est installé dans un lieu au degré d’humidité élevé, pour éviter que le fil ne casse. Cela peut être chez lui, chez le paysan-marchand ou, à la fin du XVIIIe siècle, dans des ateliers. L’arrivée de la navette volante améliore un tant soit peu ce travail fastidieux. Longueurs, largeurs et qualité sont régies par les règlements royaux qui encadrent la production. Les plieurs de toile s’y réfèrent également.
Les ballots sont ensuite transportés jusqu’aux bureaux des marques, installés dans les ports exportateurs de Landerneau, Morlaix, Saint-Brieuc, Saint-Malo, Nantes, Vannes, Lorient, et tenus par un commis sous le contrôle des négociants concernés. Après celui des tisserands, des plieurs de toiles, le tampon du bureau de contrôle des toiles y est apposé avant l’embarquement à bord des navires avec les produits des tanneries.
La richesse générée par la fabrication et le commerce de ces toiles a laissé des traces dans le paysage breton. Outre le patrimoine vernaculaire, directement lié au travail des paysans, les demeures imposantes des paysans-marchands constituent des legs de cette activité économique florissante. Dans les ports, de nombreuses constructions commandées par les négociants-armateurs témoignent également de cette prospérité. De cette époque, enfin, nous avons également gardé les enclos paroissiaux, nombreux sur le territoire des crées.