Naissance et développement de l’univers asilaire en Bretagne
Dans la plupart des départements bretons, l’ouverture des premiers établissements spécialisés précède la loi de 1838. Un quartier d’hospice pour aliénés est ouvert à Vannes en 1818. Quimper et Saint-Brieuc lui emboîtent le pas en 1826 et 1832. L’asile Saint-Jacques, à Nantes, et l’asile de Léhon, près de Dinan, ouvrent en 1835. Les asiles de Bégard et de Lesvellec viendront compléter le dispositif en 1858 et 1886.
La loi du 30 juin 1838 permet des placements rapides, qui peuvent s’effectuer selon deux modalités : « d’office », par arrêté préfectoral, ou de manière « volontaire », sur demande d’un proche et certificat médical à l’appui. On expérimente bien, dans les Côtes-du-Nord, un système de placement des malades à domicile, mais ses résultats sont jugés peu concluants. L’asile s’impose comme la seule solution viable de prise en charge des malades mentaux.
Plusieurs types d’établissements fonctionnent sous le régime de la loi de 1838 : asiles publics, quartiers d’hospices et asiles privés. Dans les Côtes-du-Nord, ce sont deux établissements religieux qui s’installent : l’asile de Léhon, près de Dinan, ouvert en 1835 par les frères de Saint-Jean-de-Dieu, et l’asile de Bégard, fondé en 1858 par la Communauté du Bon-Sauveur de Caen. Privés comme publics, les asiles emploient aussi un important personnel religieux. Au début du XXe siècle à l’asile de Saint-Méen, on compte 75 infirmières et infirmiers civils et 23 sœurs de la charité de Saint-Vincent-de-Paul.
Au tournant des années 1860, plusieurs établissements bretons signent des traités avec le département de la Seine pour recevoir ses internés en surplus. Choisis de préférence parmi les malades offrant peu de chances de guérison, ces transférés achèvent pour la plupart leur vie en Bretagne. L’asile de Bégard reçoit ainsi, à partir de 1870, un flux incessant d’aliénées de la Seine, au point de renfermer plus de 500 d’entre elles en 1900 ! La Bretagne se fait terre d’asile et de relégation des malades parisiens.
L’expérience de l’internement au XIXe siècle
La hausse continue des admissions, tout au long du XIXe siècle, est permise par un long processus d’appropriation de l’internement par divers acteurs : familles, voisinage, maires, policiers et gendarmes. À l’asile Saint-Méen de Rennes, principale institution bretonne, le cap des 1 000 malades est franchi à la fin du siècle.
La folie est avant tout un fait urbain : les citadins deviennent majoritaires parmi les internés du Finistère au début du XXe siècle, alors que la population du département est encore rurale aux trois quarts. Si la folie n’épargne aucune catégorie sociale, et si des classes de pension payantes sont proposées aux familles aisées, la majorité des internés sont bien issus de la population laborieuse : journaliers et journalières ; petits artisans et commerçants chez les hommes ; domestiques et travailleuses du textile chez les femmes.
L’alcoolisme compte parmi les principaux motifs d’admission des hommes. « L’ivresse n’est, malheureusement, en Bretagne, aucunement entachée de honte ni de dégradation », se désespère le médecin de l’asile de Lesvellec en 1906. La situation semble plus préoccupante encore dans le Finistère, décrit comme un « îlot de suralcoolisation intense » par le Dr Lagriffe en 1912. Chez les femmes, on constate une part importante de malades lypémaniaques (dépression profonde) et la place prépondérante des « scrupules religieux » et des « chagrins domestiques » parmi les causes de folie identifiées par les médecins.
À Quimper et Morlaix, dans la seconde moitié du siècle, la durée moyenne d’internement s’élève à quatre ans et demi. Mais le devenir des hommes et femmes internés varie en fonction des types de maladie, du statut social ainsi que des usages familiaux de l’internement. Les femmes, et plus particulièrement les veuves et les célibataires, présentent des taux de sortie nettement inférieurs à ceux des hommes. Certains internés restent plus de cinquante ans à l’asile. D’autres trajectoires, plus originales, sont celles des « récidivistes », effectuant des allers-retours incessants entre leur domicile et l’asile d’aliénés.
Des institutions en crise
Victimes de leur succès, les asiles bretons sont en crise à la fin du siècle. L’encombrement sévit partout. À l’asile de Quimper en 1892, on compte 509 malades dans des locaux prévus pour 471. Un rapport de 1902 constate que les malades sont entassés dans les dortoirs et que l’état sanitaire de l’asile se dégrade. Quant aux taux de guérison, ils sont désespérément bas, comme partout ailleurs dans les asiles de France. Un certain pessimisme thérapeutique gagne les aliénistes.
La crise que traversent alors les asiles est multiforme. Les médecins aliénistes et leurs pratiques se retrouvent au cœur du débat public à l’occasion de diverses polémiques. C’est dans le contexte mouvementé de la fin du Second Empire qu’éclate l’affaire Cairon, en 1869, qui montre bien que la Bretagne ne reste pas en marge du mouvement dit « anti-aliéniste ».
Pour répondre à la crise, certains médecins s’efforcent de moderniser la prise en charge psychiatrique. Dans les années 1880, le projet du Dr Baume de créer une société de patronage à Quimper, pour venir en aide aux malades à leur sortie de l’asile, échoue. Les pratiques évoluent graduellement dans le sens d’une plus grande ouverture. On généralise ainsi le recours aux sorties « à titre d’essai », comme cela s’observe dans de nombreux départements à l’échelle nationale. En 1906, 28 malades de l’asile de Lesvellec en bénéficient, dont 22 verront leur sortie validée à titre définitif. Mais ces changements à la marge, bien moins ambitieux que ceux entrepris, par exemple, dans le département de la Seine, ne suffisent pas à enrayer la sclérose des asiles bretons.