Limites de la toponymie
Son utilisation comme source de l’histoire remonte à la fin du xixe siècle. Elle paraissait alors pouvoir suppléer l’absence de données archéologiques et de sources écrites pour percer le mystère du peuplement et de l’organisation sociale d’un territoire donné.
En Bretagne, pays pauvre en sources écrites, René Largillière explique ainsi l’organisation de la société bretonne au temps des migrations des ve et vie siècles. Il décrit un réseau de grandes paroisses organisées par le clergé (les saints bretons) en s’appuyant sur les noms de paroisses en « Plou- ».
Très tôt, les historiens ont perçu les limites de cette science annexe.
Il est parfois difficile d’apporter une explication sûre au sens de ces toponymes. En effet, lorsqu’ils ne sont plus compris, ils sont réactualisés et transformés. Les quelques formes anciennes ne permettent pas toujours de restituer le nom d’origine et d’en donner le sens réel. Le risque d’erreur et d’interprétation arbitraire est grand.
Il faut aussi être prudent sur la pratique d’une langue. La toponymie reflète plus la domination d’une langue que sa diffusion réelle. Les noms de lieux du Cartulaire de Redon (ixe-xiie siècle) pourraient laisser croire que la très grande majorité de la population de la région de Redon parlait alors breton, or la langue disparaît de cette région dès le XIIe siècle.
Des apports importants en Bretagne
La toponymie, en complément de l’archéologie et des sources écrites, apporte cependant un éclairage précieux sur l’histoire du peuplement et des langues en Bretagne. Les toponymes sont de bons indicateurs de sites archéologiques. Les noms « La Bouexière/Beuzit » (lieu planté de buis) apparaissent à la proximité de sites gallo-romains et « La Motte/Ar Voudenn » désigne une motte féodale. Ils apportent aussi des indications sur la géographie historique. Les limites des cités gallo-romaines sont repérées par des noms comme Ingrande, issu d’un mot gaulois désignant un passage sur une frontière, et par le latin basilica (bâtiment public destiné aux échanges économiques), qui a donné le nom Bazouge(s). C’est aussi une source pour l’histoire interne de la langue bretonne comme le montrent les travaux d’Erwan Vallerie.
La superposition de plusieurs couches linguistiques, gauloise, latine, bretonne puis romane, offre à la Bretagne un riche terrain d’étude. Le phénomène le plus marquant est la bretonnisation de la péninsule liée aux migrations, sans doute facilitée par le maintien partiel du gaulois.
Cependant, la langue bretonne ne s’est pas imposée partout et des îlots romans ont longtemps subsisté en Basse-Bretagne (La Feuillée, Rédéné, Berné, Morlaix, etc.), comme, à l’inverse, des îlots bretonnants à l’est.
Une nouvelle organisation sociale, tant civile que religieuse, est centrée sur des unités territoriales dénommées plebs dans les textes. Les noms composés avec le préfixe « Plou- » gardent partiellement la mémoire de cette organisation. Cependant, toutes les plebs n’ont pas agglutiné ce préfixe dans leur nom.
La forte croissance démographique des xie- xiiie siècles s’inscrit dans le paysage avec les nombreux noms en « Ker- », qui remplacent à cette période le préfixe « Treb- » du haut Moyen Âge pour désigner une unité agraire. Parallèlement, en Haute-Bretagne apparaissent des noms avec le suffixe « -ière » ou « -érie » puis un peu plus tard « -ais ».
Entre les deux, de nombreux noms composés avec le mot « La Ville », équivalent de « Ker- », témoignent du passage du breton au roman dans cette zone mixte comme par exemple à Comblessac où le nom du village « La Villéan » était écrit « Keréan » au xive siècle.
Un patrimoine figé ?
Pour l’essentiel ce patrimoine toponymique est constitué à la fin du Moyen Âge.
On a cependant continué à créer des noms au gré des événements, ainsi « Malakoff » garde le souvenir de la guerre de Crimée, et le lieu-dit « La Limite » (Le Moustoir, Gourin) marque la frontière départementale. Transcrits lors de l’établissement des cartes ou du cadastre napoléonien (notamment les micro-toponymes) par un personnel administratif ignorant souvent le breton et le gallo, beaucoup de noms de lieux évoluent de manière fantaisiste et finissent par perdre tout sens, ainsi les fameux croissants, en fait « kroazhent », le carrefour, ou encore « Keneac’h », la colline, en Plougoumelen, qui devient l’exotique « Kenya », partiellement rétabli en Keneah suite à une levée de boucliers.
À l’inverse, on va en toute bonne foi chercher à donner du sens à ce qui n’est plus compris. Ainsi le hameau « Le Croizédo », à la limite entre Malestroit et Missiriac, devient sur des panneaux flambant neufs « la Croix Zédo ».
Une graphie différente de chaque côté de la route. Photo : Philippe Lanoë
Un enjeu culturel
Le recul de la langue bretonne dans la société s’illustre par la dégradation des noms établis depuis des siècles mais aussi par sa perte de capacité à en créer de nouveaux. L’urbanisation accélère ce phénomène. Les anciens noms de lieux sont remplacés par des noms de rues en français, non sans parfois soulever de vives réactions dans la population, comme à Plouguerneau en 2008.
Le regroupement actuel des communes fait aussi apparaître de nouveaux noms comme celui de Loireauxence à l’est d’Ancenis ou de la commune des Moulins née début 2016 de la fusion des communes de La Ferrière et de Plémet mais vite abandonné. Des maladresses de l’administration ne manquent pas non plus de froisser les Bretons. En 2009, après avoir suggéré de donner, dans le choix des noms de rues, la préférence au français plus facile à lire par les nouveaux lecteurs optiques, La Poste précise, devant les vives réactions, que ces machines seront adaptées pour reconnaître les graphies spécifiques du breton comme le « c’h ».
Des résistances dans les deux sens
En 1958, le linguiste François Falc’hun, « devant la multiplication des graphies fantaisistes », réclamait la mise en place d’une commission de toponymie.
Une commission de toponymie et de signalisation est finalement créée à l’Institut culturel de Bretagne dans les années 1980, dans le cadre du projet de l’Encyclopédie de Bretagne. De cette commission est né l’actuel Office de la langue bretonne.
Le combat pour la langue bretonne s’est cristallisé notamment sur la question de la transcription de ces noms dans une graphie normalisée et de son affichage. Mais les oppositions peuvent être vives. La pose de panneaux donnant la forme bretonne des noms de communes en pays gallo dans l’est du Morbihan a entraîné des protestations.
Le sujet est sensible car ces noms, quelles que soient les questions d’ordre linguistique, font l’objet d’un attachement affectif de la part des habitants.