Professeur de lettres aimant à l’occasion composer des vers en provençal, Antonin Moulin a tout du type du « hussard noir » : fervent républicain, il est très strict sur ce qui a trait à la laïcité. Touchant un peu à la politique, parmi les radicaux-socialistes, il exerce à Béziers deux mandats de conseiller municipal et un de conseiller général. Pour son plus jeune fils Jean, il souhaite le meilleur et le pousse à entamer en parallèle de ses études de droit une carrière dans l’administration préfectorale. D’abord simple attaché à la préfecture de l’Hérault, Jean Moulin ne tarde pas à faire ses preuves et est nommé en 1925, à l’âge donc de 26 ans, sous-préfet d’Albertville, en Savoie. Quatre ans plus tard, il est affecté à Châteaulin.
Un parachutage avant l’heure ?
Pour Jean Moulin, cette arrivée en terre bretonne est un succès. En effet, tous les postes dans l’administration préfectorale ne se valent pas et si la sous-préfecture d’Albertville est classée en troisième catégorie, celle de Châteaulin est en deuxième. Aussi, c’est bien d’une véritable promotion dont il s’agit ici. Or celle-ci est d’autant plus remarquable que la concurrence est particulièrement rude, surtout depuis 1926 et la réforme Poincaré ayant contribué à la suppression d’un certain nombre de sous-préfectures.
Cette nomination à Châteaulin consacre donc de réelles compétences professionnelles mais également un indéniable talent politique. Jean Moulin bénéficie en effet du patronage de deux parlementaires, et non des moindres, qu’il sollicite pour obtenir un poste de sous-préfet de deuxième catégorie. Le premier est celui de Pierre Cot : éminent juriste, professeur de droit à l’Université de Rennes, il est élu député de Savoie en 1928 et prend le jeune sous-préfet sous son aile. Celui-ci compte par ailleurs parmi ses amis d’enfance un certain Georges Izard, qui n’est autre que le gendre de Charles Daniélou : maire de Locronan, ce radical est député du Finistère depuis 1919 et dispose d’un réel poids politique. C’est d’ailleurs lui qui propose la nomination de Jean Moulin à la sous-préfecture de Châteaulin. Le but de la manœuvre est clair : surveiller la circonscription du parlementaire tandis que celui-ci, appelé à Paris, s’occupe du portefeuille du ministère de la Marine marchande.
Un sous-préfet politique
Malgré ces prestigieux appuis, il n’est pas certain que la nouvelle affectation de Jean Moulin suscite l’enthousiasme de ses administrés. L’édition du 9 janvier 1930 de La Dépêche de Brest est à cet égard particulièrement symptomatique : le quotidien finistérien fait en effet état du « vif regret » éprouvé par la population à l’annonce de la nomination du sous-préfet Dupard à Avallon, dans l’Yonne. S’en suit un portrait particulièrement élogieux du fonctionnaire mais pas un mot sur le nouveau venu, qui n’est même pas évoqué. Plus neutre, le Courrier du Finistère est lui strictement factuel et se limite à la description d’un « mouvement administratif ».
Mais quel sous-préfet de Châteaulin fut Jean Moulin ? Un fonctionnaire assurément talentueux et dévoué, fidèle aux idées républicaines, au service de l’Etat et, on l’a dit à ses protecteurs. Mais les apparences sont parfois trompeuses et Jean-Baptiste Lucas, l’un de ses secrétaires, a expliqué que se trouvant piètre orateur, Jean Moulin était sujet à un fort trac qui lui nouait l’estomac à chaque fois qu’il devait prononcer un discours. Sans doute profite-il de ses temps libres pour évacuer son stress en faisant du sport, donnant ainsi l’image d’un homme moderne. On sait notamment qu’il part tous les hivers dans les Alpes pour s’adonner aux joies du ski, pratique alors encore confidentielle. En Bretagne, il laisse également libre cours à sa passion pour l’art et se lie d’amitié avec les poètes Max Jacob et Saint-Pol Roux.
Devant sa nomination à des appuis politiques, Jean Moulin exerce ses fonctions avec un sens de la neutralité qui ne manque aujourd’hui pas d’étonner mais qui est conforme aux us du temps. Républicain et homme de gauche, il est le sous-préfet de Charles Danielou et ne ménage pas ses efforts pour influer sur les échéances électorales. C’est ainsi que le 7 mai 1932, à la veille du second tour des élections législatives, le Président du Conseil André Tardieu rappelle en urgence à Paris Jean Moulin dans l’intention manifeste de priver Charles Daniélou, l’un de ses plus féroces adversaires politiques, de l’appui du sous-préfet de Châteaulin et d’empêcher sa réélection. Mais la manœuvre échoue et le candidat sortant l’emporte. Lors d’un banquet célébrant la réélection de Charles Danielou, Jean Moulin confesse dans un discours tout ce que provoque en lui ce succès : « Cette victoire, si elle a retenti si agréablement dans mon cœur, c’est peut-être parce que je porte en moi un atavisme républicain que m’ont transmis, à défaut d’autre héritage, ceux des miens qui modestement mais avec la plus grande dignité m’ont précédé dans la vie politique ». Attachement à la République et à la méritocratie si chère à ce régime : Jean Moulin est un sous-préfet de gauche, et qui n’hésite pas à le faire savoir.
Et la suite ?
Il n’est dès lors pas étonnant de voir le jeune sous-préfet franchir le rubicon de la politique. Le 23 décembre 1932, il est appelé par Pierre Cot, tout juste nommé sous-secrétaire d’Etat aux Affaires étrangères dans le nouveau gouvernement formé par le Président du Conseil Joseph-Paul Boncour, pour assurer la fonction de chef-adjoint de son cabinet. A Paris, il retrouve d’ailleurs Charles Daniélou, puisqu’il est nommé ministre de la Santé publique. Mais l’intermède politique n’est que de courte durée puisque le cabinet Paul-Boncour tombe à la fin du mois de janvier 1933. Jean Moulin retrouve donc la sous-préfecture de Châteaulin pour quelques semaines avant de la quitter, cette fois-ci définitivement, en mai 1933, pour une affectation à Thonon, en Haute-Savoie.
Comment est perçu en Finistère ce départ ? Il est difficile de le dire tant les sources sont lacunaires. Pour autant, il n’est pas exagéré d’affirmer que la sous-préfecture de Châteaulin joue un rôle déterminant dans la carrière de Jean Moulin. Après son séjour finistérien, il occupe en effet au gré des victoires de la gauche aux élections différents postes dans des cabinets ministériels, notamment auprès de Pierre Cot, puis retourne dans la préfectorale quand la droite revient au pouvoir. C’est ainsi en tant que préfet d’Eure-et-Loir que la Seconde Guerre mondiale le trouve. Ce faisant, Jean Moulin bénéficie d’une expérience politique qui lui confère une grande connaissance de la réalité du terrain, mais également des cercles parisiens du pouvoir. Une expertise qui sera primordiale lorsque devenu Rex, il unifiera la Résistance sous l’autorité du général de Gaulle.