Au temps des ménétriers
Du XIVe siècle à la fin de l’Ancien Régime, les « ménestriers » représentent l’archétype du musicien, dans tous les milieux sociaux ; apprenant oralement, de maître à élève, ils jouent le plus souvent en bande et sont réunis dans une puissante confrérie. Elle disparaîtra en 1773 au profit des « académistes », adeptes de la transmission écrite de la musique. En Bretagne, toutefois, on préfère le terme sonneur (soner en breton, sonnou en gallo), qui y apparaît au XIVe siècle. Dès 1608, la Très Ancienne Coutume de Bretagne remplace, dans un article, menesteraux par… « sonneurs, vendeurs de vent » !
Les artisans d’une musique sociale
Dans la société paysanne traditionnelle, vers 1900, les sonneurs jouent le plus souvent seuls ou en duos (ou, quand il s’agit d’un duo biniou-bombarde, en « couple » – le terme n’est pas neutre). Si la pratique instrumentale est un métier, et est rétribuée comme tel, les joueurs qui se consacrent entièrement à la musique restent l’exception : ce sont plutôt des sonneurs de biniou ou de bombarde, implantés notamment en Basse-Cornouaille. Les métiers (complémentaires ou principaux) des sonneurs ont en commun de laisser assez de disponibilité au musicien pour qu’il puisse s’absenter plusieurs jours pour jouer à une noce. « Douze métiers, treize misères » dit-on de la famille de sonneurs Donnio, de La Motte, tant est grande la palette de leurs activités. Les sonneurs sont souvent meuniers, tenanciers de bistrots… Ils savent faire des affaires, comme cet Yves Milliou, du Faouët : entremetteur, il arrange la noce, sonneur, il y joue, horloger, il y vend des alliances… Et peut-être sa femme était-elle couturière ou cuisinière pour la noce ! Sonner rapporte : la principale occasion de jeu est la noce, où on peut gagner l’équivalent de dix journées de travail dans une ferme, voire plus ! On « nourrit ses enfants avec le biniou », selon une expression recueillie auprès de plusieurs grands sonneurs.
La musique est partout, et le sonneur, au cœur de la vie sociale, fait danser ou joue lors de déplacements (cortège de noce, conscrits) : il fait vivre la culture musicale partagée par tous, mais c’est aussi celui par qui arrivent les airs à la mode. Ce n’est qu’avec la folklorisation d’une tradition en déclin que le sonneur se met à faire de la musique « bretonne » : celle des anciens ! Il laisse alors la place aux « musiciens » des orchestres de bal.
Amuseur, farceur, sonneur…
Si l’on apprend « de routine », ou « à vue d’oreille », selon l’expression du vielleux Victor Gautier de Plaintel, il y a des familles de sonneurs, parfois sur plusieurs générations. S’il sait faire danser à merveille, sa réputation ne tient pas qu’à cela : elle dépend tout autant, sinon plus, de ses talents d’animateur. Il doit se faire chef du protocole pour la noce, devancer le désir de sa clientèle, s’adapter aux circonstances… Maître de la fête, le sonneur est pour certains curés l’agent du Diable – ne nomment-ils pas son accordéon boest an Diaoul (boîte du Diable), car l’engin permet de faire danser en couple kof a kof (ventre à ventre) ?
Des personnages emblématiques
Quelques sonneurs ont profondément marqué la mémoire collective. En premier lieu « Matilin an Dall » (Mathurin l’Aveugle), de son vrai nom Mathurin Furic (1789-1859), joueur de bombarde virtuose de Quimperlé, qui vécut de son art, symbolisant pour les élites françaises d’alors la musique bretonne – « le Rossini des campagnes » selon Jules Janin. Sans oublier « Villedieu » (Henri Gouault, 1868-1949), joueur de vielle de Planguenoual, tout à la fois clochard vivant dans une grange, musicien réputé sonnant pour les noces bourgeoises, virtuose faisant « parler » son instrument, et anarchiste à sa manière : il joua L’Internationale dans le couvent où il passait ses derniers jours ! Mais il faudrait citer aussi « Léon Braz » (Guillaume Léon, de Carhaix, 1870-1950), joueur de bombarde aux 1 500 noces… Plus près de nous, les derniers sonneurs de l’ancienne tradition sont devenus des symboles, par leur jeu autant que par leur personnage, tels l’accordéoniste Jean Debeix (1902-1995), dit « le Père Jean », de Guémené-Penfao, ou Gus Salaün (1897-1976), virtuose de la bombarde de Bannalec. Ils ont été pour la génération des collecteurs revivalistes des années 1970-1980 des « professeurs d’anti-solfège », selon le mot de Laurent Bigot, un des collecteurs et « apprentis sonneurs » de l’époque.
Peut-on être sonneur dans notre société contemporaine ?
Aujourd’hui, les instrumentistes jouent souvent en groupe, pour un public qui les écoute. Le sonneur, musicien mais aussi créateur de convivialité (parfois rabelaisien !), reste toutefois un personnage mythique de la culture bretonne, et quelques couples biniou-bombarde ont à leur actif presque autant de fêtes que leurs ancêtres du XIXe siècle. Pour n’en citer qu’un, parlons de celui formé par les sonneurs de Haute-Bretagne Jean Baron et Christian Anneix, qui sonnent ensemble depuis 1972 !