Les tourbières, espace de production
Jusqu’au XVIIIe siècle, les tourbières font partie des terres vaines et vagues, appelées « communs », dont la jouissance est le plus souvent laissée aux habitants des villages alentours. Elles servent, en période estivale, de parcours pour le bétail ; on y récolte de la litière et on y extrait la tourbe. L’extraction est une activité familiale qui permet de répondre au besoin en combustible des fermes dans les zones où le bois se fait rare.
On recherche en priorité la tourbe noire, mouded du, que l’on retire de gisements profonds de 2 m à 1,20 m car elle brûle en dégageant beaucoup de chaleur. Mais on récolte aussi les mouded kign, des mottes de surface contenant plus d’herbe que de tourbe, pour chauffer la nourriture des animaux.
À la fin du XVIIIe siècle, un mouvement de mise en valeur des terres prend son essor, visant d’abord les zones « incultes », landes et zones humides, ces dernières souffrant de leur image d’espaces insalubres.
Des essais d’industrialisation
Dans le même temps, on s’intéresse à l’industrialisation de l’extraction : Jacques Cambry évoque en 1794, dans son Voyage dans le Finistère, le recensement des tourbières exploitables pour fournir un combustible de substitution aux industries d’armement. Si les expériences de commercialisation en temps de paix font long feu, chaque conflit attise l’intérêt pour les tourbières. En 1917, les poudreries finistériennes sont alimentées par une tourbière de Loqueffret. En 1941, la poudrerie de Pont-de-Buis se fournit auprès de tourbières de Brennilis, et la société Worms exploite en 1942 la tourbière de Langazel à Trémaouézan. De 1943 à 1948 la Grande Tourbière de Scaër fait fonctionner l’usine à papier Bolloré de Cascadec.
Après guerre on cherche d’autres débouchés à la tourbe et, jusqu’aux années 1970, on imagine exploiter la tourbe blonde comme terreau maraîcher. Ainsi la tourbière du Venec à Brennilis est un temps envisagée pour ce type d’exploitation, avant qu’elle ne soit classée réserve naturelle.
Les tourbières, espace convoité, espace protégé
La loi du 28 août 1792 accorde la propriété des communs soit aux villages, soit aux communes. De nombreuses tentatives de concession pour défrichement vont faire face à l’opposition des riverains qui y voient toujours un complément indispensable aux ressources fournies par leurs terres (litière, combustible). Après la loi de partage de 1850, les tourbières du Yeun Elez (monts d’Arrée) sont vendues par lots entre 1860 et 1891. Les habitants en rachètent l’essentiel avec la volonté affichée de conserver une exploitation familiale de la tourbe (Hervio J.M., 1993). Ce morcellement du foncier a figé le marais, freinant notamment l’exploitation industrielle.
La privatisation des tourbières et marais avait sonné le glas des pratiques de transhumance. Toutefois, ces espaces étaient toujours entretenus (tracé des voies charretières pour accéder aux fosses d’extraction...). L’abandon de l’extraction familiale dans les années 1950, dû à l’arrivée d’autres sources d’énergie (gaz, électricité), signe la fin de l’exploitation traditionnelle et de l’entretien des marais.
Depuis une trentaine d’années, les tourbières sont l’objet d’un intérêt patrimonial grandissant, suscitant mesures de protection et de conservation diverses. Cet intérêt s’est d’abord attaché à la présence d’une faune et d’une flore remarquables. Mais les tourbières sont aussi des « objets archéologiques » : elles constituent des « archives naturelles » (pollens, macrorestes végétaux) permettant la reconstitution de l’évolution des paysages et du climat. Pour Céline Sacca et Hervé Cubizolle, les tourbières ne sont pas un « objet naturel stricto sensu. Il n’est sans doute pas inutile de rappeler que les tourbières constituent des milieux façonnés et exploités depuis des millénaires par les sociétés humaines, qui ont largement contribué à modeler beaucoup d’entre elles et même à en créer certaines » (2008).