À la veille du Front populaire, le préfet du Finistère estime — dans une analyse qui pourrait alors paraître anachronique — que « la vieille formule bleue contre blanc s’est maintenue » dans le département, contrairement à ce que l’on observe dans le reste de la Bretagne. Effectivement, l’Église ainsi que le syndicat agricole de Landerneau encadrent la société rurale majoritaire et y tiennent le haut du pavé depuis 1924 par un quasi-monopole des manifestations de rue. Les mobilisations qui naissent au début de l’année 1934 bousculent cette hégémonie.
Une poussée antifasciste et unitaire
La dynamique s’inverse après le scandale Stavisky qui pousse les organisations de gauche, partis et syndicats, à s’engager dans une pratique unitaire. Le 6 février, les ligues factieuses occupent avec violence l’espace public à Paris. Les manifestations antifascistes du 12 février 1934 y répondent avec succès, comme à Brest avec 6 à 12 000 participants.
À la suite, des comités antifascistes apparaissent dans les principales villes du Finistère, affichant souvent une dimension anticléricale affirmée, autre marqueur du Finistère. Cette poussée unitaire, vecteur de politisation, conduit les syndicats (CGT et CGTU) à se réunifier le 8 décembre 1935. Quant aux partis, ils s’inscrivent dans une même logique. Le PC opère alors un virage à 180 degrés par rapport à sa pratique antérieure de dénonciation des « sociaux-fascistes » de la SFIO. Le 14 juillet 1935, au stade Buffalo à Paris, lors du rassemblement qui scelle l’unité, Josette Cornec, institutrice finistérienne, prend la parole au nom de la Bretagne pour fustiger « la vieille forteresse cléricale ».
Une unité localement fragile
Cependant, tributaire des personnalités et des ambitions locales, le Front populaire connaît dès sa naissance quelques nuages dans le Finistère. Il se construit sans tensions apparentes dans le Trégor, sous la direction du jeune militant socialiste de Saint-Jean-du-Doigt Tanguy Prigent, comme dans la région de Concarneau avec le communiste unitaire Pierre Guéguin. Ces deux personnalités ouvertes émergent à gauche, partageant un destin électoral identique : Tanguy Prigent et Pierre Guéguin deviennent chacun en 1934 et 1935 conseiller général puis maire, le premier à Saint-Jean-du-Doigt, le second à Concarneau. Par contre, les socialistes brestois, autour du député-maire Émile Goude, affichent un solide anticommunisme qui exclut tout rapprochement. Goude est d’ailleurs exclu de la SFIO en 1935. L’unité est également difficile dans le Pays bigouden avec le PC dirigé par son secrétaire régional Alain Signor. Quant au Parti radical socialiste (PRS), il présente — par opportunisme — un profil unitaire que les résultats des trois élections qui se succèdent modifient rapidement. En effet, PC et SFIO progressent aux dépens du PRS en 1934 lors des cantonales, comme en 1935 lors des élections municipales. Ces résultats crispent les radicaux de Morlaix et de Quimper, là où ils se sentent menacés.
Les élections législatives perdues pour les gauches
L’année suivante, les législatives confirment ces tendances. Tanguy Prigent devient le plus jeune député du pays. Pierre Guéguin, arithmétiquement vainqueur à l’issue du premier tour, perd au second avec le maintien du PRS, dont le candidat de Quimperlé s’obstine également face à un candidat radical indépendant, permettant ainsi l’élection d’un agrarien. Le socialiste Jean-Louis Rolland est élu à Brest, ainsi que les radicaux Jean Jadé, dans la circonscription de Douarnenez, et Le Bail dans celle du Pays bigouden. Si les terres du Léon reconduisent sans surprise les caciques de droite, à Landerneau en revanche les agrariens obligent à un second tour l’inamovible député démocrate populaire, Paul Simon.
Au total et à l’encontre des résultats nationaux, la gauche finistérienne connaît un échec électoral en apparence incontestable passant de 81 916 suffrages en 1932 à 66 788 en 1936. Les adversaires du Front populaire obtiennent 99 901 voix. Cependant, ces résultats s’expliquent en partie ici par la désunion des gauches et la présence des droites dans l’ensemble des circonscriptions, contrairement à 1932.
La crise économique exacerbe les tensions sociales
Au début des années trente, la crise économique exacerbe les rapports sociaux. Dès 1933, les campagnes s’agitent. Les dirigeants agrariens de l’Office central de Landerneau, le syndicat paysan hégémonique dans le Finistère, laissent prospérer le fascisme paysan en s’appuyant sur les « chemises vertes » de Dorgères comme garantes de l’ordre dans le monde rural.
Dans les villes, salariés et fonctionnaires sont soumis à une politique déflationniste en 1935, dont une des conséquences est la forte baisse du pouvoir d’achat imposée par les décrets-lois de Pierre Laval. Brest s’embrase en août et connaît pendant plusieurs jours une révolte avec des dizaines de blessés et trois morts. À cette « négociation collective par l’émeute » succède un mouvement de grève historique moins d’un an plus tard.
La vague des grèves
Dès la victoire électorale du Front populaire en juin 1936 et jusqu’en novembre 1938, par cycles, les mondes ouvriers n’hésitent plus à arrêter le travail, occupent parfois leur usine et obtiennent des acquis sociaux historiques (hausse des revenus, droits syndicaux, congés payés…). La première vague de grèves touche les villes les plus importantes au printemps et pendant l’été 1936. De nombreuses corporations n’ont été que très partiellement affectées. Il suffit alors qu’un établissement cesse toute activité pour que l’ensemble des patrons de la branche cède préventivement. L’agitation sociale a également pour conséquence d’accroître considérablement les effectifs de la CGT, et dans une moindre mesure ceux de la CFTC.
Par contre, dans les arsenaux et chez les fonctionnaires, la CGT, par crainte de déstabiliser le gouvernement de Front populaire, n’appelle pas à un seul jour de grève à l’exception du 30 novembre 1938. Seuls les anarchistes organisent un débrayage à l’arsenal de Brest en novembre 1936, action qui est immédiatement condamnée par le communiste Ernest Miry, secrétaire adjoint de la CGT départementale. De fait, en l’absence de rapport de force, la CGT ne peut que constater en 1939 que les revenus des fonctionnaires et agents de l’État ont décroché par rapport à ceux du secteur privé.
Le reflux
Dans les entreprises, dès le début de l’année 1937, avec l’accord de la confédération CGT — qui le regrettera, mais trop tard —, un système de conciliation se met en place, avec des arbitrages complexes qui pèsent irrémédiablement sur la capacité à faire grève. Le patronat, grand bénéficiaire de ce système de négociation dissymétrique, reprend alors la main, aidé par une situation politique plus favorable.
« L’expérience Blum » prend fin en juin 1937. Deux gouvernements Chautemps lui succèdent et s’attellent à inverser les dynamiques à l’œuvre. Après une nouvelle tentative de Léon Blum de réformer un gouvernement qui ne dure que quelques semaines, Daladier reçoit l’aval de la Chambre le 8 avril 1938 et achève la mise à mort de l’expérience du Front populaire.
Le 20 août, il annonce la fin des quarante heures. La CGT ne peut que répliquer par un appel à la grève générale le 30 novembre 1938. C’est l’échec le plus total au niveau national comme dans le Finistère : l’armée quadrille les villes et les fonctionnaires sont tous réquisitionnés. Les dirigeants du syndicat — dont le secrétaire et le secrétaire adjoint Charles Berthelot et Ernest Miry — sont licenciés en masse. Le mouvement ouvrier est décapité.
Les acquis ont été au fur et à mesure grignotés. Cependant, l’expérience n’est pas perdue. Après la guerre, les avancées sociales ressurgissent : les grévistes ont travaillé pour des jours meilleurs.