Le retard agricole
Pendant la première moitié du XIXe siècle, de nombreux observateurs extérieurs soulèvent l'idée d'un retard de l'agriculture bretonne. En 1843, le Suisse Lullin de Châteauvieux en dresse ainsi un portrait peu flatteur dans ses Voyages agronomiques : « C’est en tout la portion de la France qui, bien qu’en plaine (sic), sous un heureux climat, avec une situation géographique favorable, est néanmoins la plus pauvre, parce qu’elle en est la moins fertile et celle où l’industrie a fait le moins de progrès». Les paysans ont quant à eux une « apparence sauvage. »
Ce retard de l’agriculture bretonne est encore signalé dans une enquête faite par le gouvernement en 1866 : tandis qu'en Normandie – Manche, Calvados, Eure et Orne, – 85% du sol est destiné entièrement à la culture et aux herbages, cette part n'atteint que 71% en Bretagne. En parallèle, les landes y occupent 18% de la surface totale contre seulement 4% en Normandie. En fait, l'enquête répertorie grosso modo autant de landes en Bretagne qu'il y a de prairies en Normandie ! Ce contraste n'a rien d'étonnant puisqu'en effet, la lande tient depuis des siècles une place capitale dans l'ancien régime agricole breton. Toutefois, l’un des enquêteurs constate des changements depuis les années 1840. Selon lui, « le mouvement d’amélioration qui a commencé la transformation de la Bretagne date de 1853 ». Mais il ajoute que les cultivateurs bretons doivent encore fournir des efforts considérables s’ils désirent « effacer la distance qui les sépare des plus avancés ». L’enquêteur estime que la langue bretonne et la lande restent des obstacles sérieux aux progrès de l’agriculture. Il s’agit d’un avis partagé par l’ensemble des élites françaises et bretonnes. Mais, au juste, ces deux éléments sont-ils vraiment responsables de la survivance des anciennes pratiques agricoles ?
Conditions particulières
En réalité, plusieurs autres facteurs expliquent la lenteur de cette modernisation. Tout d’abord, il faut souligner certaines spécificités démographiques. La forte natalité des ruraux bretons, supérieure à la moyenne française, crée un surpeuplement dans les campagnes. Cela renforce la petite propriété et la division parcellaire, qui constituent un grand obstacle à la modernisation du milieu agricole. Par ailleurs, dans d’autres régions, les ouvriers pauvres peuvent trouver du travail en ville et notamment dans les usines. Mais en Bretagne, le faible nombre de cités dynamiques et l’absence d’industries les obligent à rester vivre dans leurs villages. Alors que dans le reste de la France, la population rurale cesse de croître au cours des années 1850, en Bretagne cette tendance se poursuit jusqu’à la fin du XIXe siècle, malgré l'émigration des plus pauvres vers Nantes, Le Havre ou Paris. L'offre de travail étant supérieure à la demande, la surpopulation ralentit l’augmentation des salaires des ouvriers agricoles, tout en freinant la vente de la production aux citadins. Or, la progression de la consommation des villes est le moteur principal du progrès agricole.
Cependant, la démographie n’explique pas totalement le retard de la Bretagne. La nature ingrate des sols ainsi que l'isolement de la péninsule n’arrangent rien. En revanche, la soi-disant responsabilité des élites rurales bretonnes, qui auraient dépensé tout leur argent ailleurs que dans l’agriculture, doit être largement nuancée.
Toutes ces conditions particulières font que les cultivateurs bretons ne sont pas concernés par le déclin démographique et économique que connaissent les autres campagnes françaises à partir de la fin du Second Empire.
Un archaïsme éclairé
En effet, les campagnes bretonnes témoignent même d'un réel dynamisme. La surpopulation contraint à augmenter la production agricole. Les landes sont défrichées et transformées en terres cultivables. Dans le seul département d’Ille-et-Vilaine, 30 000 hectares de landes sont ensemencés entre 1835 et 1865. La Bretagne est en train de devenir l’une des grandes terres à blé françaises. Tandis que dans le reste de la France, les surfaces cultivées ne progressent plus après 1862, elles continuent de s’accroître dans la péninsule armoricaine jusqu’au début des années 1890 ! Dans de nombreux lieux, le froment succède peu à peu au sarrasin comme plante panifiable. Le pain noir est ainsi remplacé par le pain blanc, de meilleure qualité. Cependant, en Basse-Bretagne, la lande joue encore un rôle essentiel. En 1866, l’enquêteur du gouvernement dans le Morbihan écrit à ce sujet : « La lande d’abord, qui a servi de pâture, qui a fourni la litière, et qui donne encore des ajoncs et des bruyères pour fabriquer des fumiers de cour ou du compost avec les fumiers d’étable ».
L’agriculture bretonne ne se limite pas à la culture céréalière. Le système de polyculture-élevage se généralise pendant le Second Empire et consiste à varier les productions. L’extension des prairies et des fourrages a pour objectif de nourrir plus de bestiaux. En retour les animaux fertilisent le sol, ce qui décuple les rendements. Les bêtes fournissent également des denrées (lait, beurre, fromage, œufs) qui sont ensuite vendues sur les marchés. Un coin de la ferme est souvent destiné à la culture maraîchère (choux, pommes de terre). Les pommiers et les poiriers, poussant au milieu des champs, donnent les fruits à partir desquels se fait le cidre. Seul le Pays nantais, en Loire-Inférieure, se tourne vers la monoculture du vin.
Les cultivateurs bretons vivent donc en autarcie. Ils ne privilégient pas un seul type de production. La Bretagne produit d’ailleurs plus qu’elle ne consomme. À partir de la fin du Second Empire, elle peut écouler ses excédents vers Paris grâce aux chemins de fer. Ce commerce avec la capitale stimule l’agriculture bretonne, tout en confortant son fonctionnement archaïque. Mais c’est un « archaïsme éclairé », car le niveau de vie des ruraux bretons s’améliore, et parce que la Bretagne résiste mieux aux crises économiques que les autres régions françaises.
Le début d’un âge d’or ?
À cette époque, l’agriculture est davantage un mode de vie qu’un métier. Les campagnes bretonnes sont très dynamiques à la fin du Second Empire. Les disettes disparaissent et les habitudes alimentaires se transforment : le cultivateur et sa famille mangent plus de viande. De nombreux fermiers deviennent propriétaires des terres qu’ils exploitent. Dans de nombreux lieux, l’influence traditionnelle du châtelain diminue de jour en jour mais le curé exerce une grande autorité dans beaucoup de villages. C’est ainsi qu'une large partie des ruraux bretons est toujours très croyante !
En fait, les mœurs citadines commencent seulement à les atteindre. La culture orale reste prédominante sur la culture écrite. Cela vient de l’isolement dans lequel se trouvent encore les habitants des campagnes. Cela vient de l’isolement dans lequel se trouvent encore les habitants des campagnes, situation qui s’explique par le mauvais état ou l’inachèvement des routes locales. Dans le Morbihan, certains villages sont inaccessibles pendant l’hiver. En 1866, des cultivateurs morbihannais considèrent ce problème comme « la plaie du pays ». L’un d’entre eux s’interroge : « À quoi servent les stations de chemins de fer à nos villageois, s’ils ne peuvent aller y conduire leurs produits avec leurs charrettes » ? Pourtant, le gouvernement impérial se charge de diriger les travaux ; mais ceux-ci s’effectuent lentement. Dans le Finistère, sur les 3 100 kilomètres de voies dont dispose ce département en 1866, 1 037 kilomètres sont en cours de rénovation. La Bretagne est finalement divisée en une multitude de terroirs, plus ou moins bien connectés les uns aux autres. Les anciennes coutumes, propres à chacune de ces petites sociétés rurales, conservent ainsi toute leur vitalité.
Les communautés villageoises restent soudées et solidaires entre elles. Les travaux agricoles les plus pénibles, comme la moisson en été, réclament le concours de tout le monde. Ils sont une occasion de faire la fête. Les sonneurs de biniou et de bombarde animent le banquet, bien arrosé, à la fin duquel les participants se mettent à danser. Certaines activités agricoles donnent lieu à des compétitions, comme dans le Morbihan où, vers 1870, le meilleur écobueur reçoit un ruban, un bouquet de fleurs et le droit de choisir sa danseuse ! C’est aussi l’adoption des nouvelles machines, telles que la batteuse, qui entraîne la disparition de tous ces usages. Toutefois, leur introduction en Bretagne débute à peine à la fin du Second Empire.
Est-ce le début d’un âge d’or pour les campagnes de la péninsule armoricaine ? Oui, et il va durer jusqu’à ce que les archaïsmes de son agriculture s’effacent au profit d’une radicale de la société rurale bretonne.