Les initiateurs de cette aventure culturelle ont une obsession : éviter les erreurs commises par Luzel en 1888 lorsqu’il monta à Morlaix le mystère de La Vie de sainte Tryphine. Anachronismes, costumes inadaptés, jeu à contretemps des acteurs : autant d’éléments qui avaient conduit à un échec patent. Tanguy Malmanche en avait même conclu à la mort du théâtre breton. Dix ans après, c’est avec cette désillusion en tête qu’Émile Cloarec, Charles Le Goffic, Anatole Le Braz et Maxime Maufra imaginent la journée de Ploujean. Tout doit être parfait pour marquer la renaissance du théâtre populaire breton.
Le rôle clé d’Émile Cloarec, républicain et régionaliste
La représentation de Ploujean est le résultat de rencontres qui furent déterminantes. Émile Cloarec, le maire de cette commune voisine de Morlaix a déjà relancé la troupe locale, lorsqu’il associe à sa table, en septembre 1897, les personnes les plus intéressées par le théâtre populaire breton. Il y a là Anatole Le Braz, qui travaille alors à sa thèse sur le théâtre celtique, Charles Le Goffic, déjà très connu par Le Crucifié de Keraliès, les peintres Émile Dézaunay et Maxime Maufra pour qui l’art doit être mis au service du régionalisme, le sculpteur Ludovic Durand, reconnu jusqu’à New York, Ary Renan, spécialiste du costume, et le pharmacien Pierre Famel, trésorier.
Les meilleurs intervenants
C’est ce groupe qui imagine la grande représentation de théâtre populaire breton d’août 1898. Ce sont les meilleurs dans tous les domaines qui interviennent sous la direction d’Émile Cloarec, le grand organisateur et financeur de cette journée. Anatole Le Braz et Charles Le Goffic supervisent les répétitions avec le directeur de la troupe, Thomas Parc. La pièce est choisie dans le répertoire des mystères, ces pièces jouées au Moyen Âge, dont le sujet était emprunté à l’Ancien ou au Nouveau Testament ou, comme ici, à la vie des saints. Le théâtre populaire se joue en extérieur : à Ploujean c’est sur la place publique, devant l’enclos paroissial. Ludovic Durand s’occupe de la scène et des coulisses, Maxime Maufra peint les décors où il mêle touche moderne et tradition du vieux mystère, Émile Dézaunay dessine le programme, Ary Renan imagine les costumes confectionnés par Lambert, costumier à Paris. La musique est confiée à Louis Bourgault-Ducoudray et à Jean-Guy Ropartz ; un des sonneurs invités est Michoïc Péron, célèbre dans toute la Bretagne. Le Braz et Le Goffic utilisent leurs réseaux parisiens, dans les milieux littéraires et médiatiques, afin de mettre en avant cet événement culturel et obtiennent le soutien des Bretons de Paris et de plusieurs membres de l’Académie française. Durant six mois, des répétitions ont lieu, deux fois par semaine, pour les quatorze acteurs amateurs, âgés de 15 à 29 ans. Ils sont cultivateur, aubergiste, commis, cocher, forgeron, couturier, clerc d’avoué, commis à la sous-préfecture. Le texte à mémoriser est d’autant plus long qu’ils jouent quatre ou cinq rôles y compris les personnages féminins.
L’événement : la représentation du 14 août 1898
En ce dimanche d’août, trois à quatre mille personnes se sont rassemblées devant l’église de Ploujean. Les notables politiques et les fonctionnaires, la bourgeoisie, l’aristocratie locale et le clergé côtoient les personnes en costume traditionnel venues en nombre mais aussi les Parisiens, les Américains et les Anglais en villégiature dans les communes littorales voisines. La représentation se déroule parfaitement, sans trous de mémoire, sans problèmes techniques ni d’organisation. Théodore Botrel se produit à l’entracte et chante La Cloche d’Ys. Pour certains journalistes parisiens, la force de la pièce fut de présenter un mystère « dans son antique pureté […] avec cette foi et cette naïveté restés au cœur des fidèles et pieux Bretons ». Ces lignes témoignent de la perception de la Bretagne comme un espace, resté en marge, où l’on joue comme au XVIe siècle, comme hors du temps. Mais pour d’autres, tel le socialiste jacobin Yves Le Febvre, tout cela n’est qu’une « manifestation d’art assez barbare » ; ou une résurrection de « moisissures informes » selon Armand Dayot, futur président des Bleus de Bretagne. Cette représentation est un grand événement culturel dont le succès public et l’écho médiatique atteint jusqu’à la presse internationale et marque le début d’un renouveau pour ce théâtre populaire.
Une dynamique est créée
À partir de 1898, la renommée de la troupe des Paotred Plouiann est très forte en Basse-Bretagne. Ils sont invités à jouer à Tréguier, Guingamp, Plouaret, Vannes, Quimperlé, Brest, Douarnenez, Audierne, Pont-L’Abbé, Carhaix, Huelgoat, Saint-Vougay, et souvent dans les environs de Morlaix. Leur succès est tel qu’il a été question, un temps, qu’ils se produisent lors de l’Exposition universelle de 1900 à Paris. Le renouveau du théâtre en breton est une réalité jusqu’à la Grande Guerre et Ploujean fait des émules en Bretagne. En 1906, on compte désormais trente-cinq troupes en Léon, Cornouaille, Trégor et Vannetais. À la différence de celle d’Émile Cloarec qui resta une troupe laïque, ces initiatives étaient portées par de jeunes vicaires de patronages catholiques. Aujourd’hui, Strollad Ar Vro Bagan est une belle continuation de cette aventure culturelle et populaire.