Dans les années 1960, le quartier maritime de Lorient réunit sept ports. Le plus important, Keroman à Lorient, a pour objectif de concurrencer le port de Boulogne et de s’imposer dans le cadre européen. Au cours de cette décennie, Keroman absorbe toutes les petites criées ; 98 % du poisson y est débarqué. Entre 1961 et 1963, apparaissent les pinasses, qui sont des chalutiers semi-industriels, ainsi que les chalutiers pêche-arrière, qui sont des navires industriels. Ces derniers, très performants, augmentent les apports en produit halieutique frais et par conséquent en besoin de personnel pour le tri, puis la transformation dans les magasins de marée, avant distribution vers Rungis et l’étranger. Le port offre des possibilités de travail sans précédent. Les quais voient affluer une main-d’œuvre majoritairement féminine, sans qualification ni diplôme. Entre 1965 et 1985, près de 1 000 femmes travaillent au port de pêche.
La rade de Lorient vit jour et nuit, au rythme des retours de marée. Vers 23 h arrivent des femmes avec l’espoir d’une nuit de travail, puis à partir de 5 h du matin, celles qui embauchent entre 6 h et 7 h pour transformer le poisson entier en filets chez les mareyeurs. Très vite, elles vont refuser leurs conditions de travail, au tri, dans une usine de poissons et chez certains mareyeurs. Très vite, elles se mobilisent pour faire entendre leur voix. Soazig Le Hénanff a récolté leurs témoignages. Un film, Les travailleuses de la mer, tourné en 1982-1983, raconte également cette lutte.
Sur le port, le tri
Les bateaux industriels et semi-industriels entrent en rade, les cales pleines, dans l’après-midi. À partir de 23 h, les dockers et débardeurs débutent le déchargement des cales. À cette heure, sous la criée, « permanentes » et « occasionnelles » sont prêtes pour l’embauche. Le système de classement par l’ancienneté assure du travail à 150 femmes aux chalutiers ; par roulement à 50 trieuses des pinasses, en moyenne. Pour les occasionnelles, employées lors d’une augmentation des apports, rien ne garantit qu’elles auront « du boulot ». Les besoins sont affichés chaque jour sous la criée et dans la presse locale. « Quand je voyais dans le journal qu’il y avait beaucoup de travail, j’allais au port, je rentrais souvent sans avoir travaillé. J’avais perdu ma nuit. » Combien sont-elles ? 10, 20, davantage dans cette perspective d’un peu de travail ? Parfois jusqu’à 5 h du matin, « on ne sait jamais ! s’il y a un sursaut d’activité ! », rêvent-elles. « On attendait dans le froid, sous la criée, sur des caisses. À 3 h, on nous disait de rentrer chez nous. Sans voiture, il fallait attendre la vedette de 5 h pour rentrer à la maison. » Cette situation pouvait se reproduire des semaines durant et l’espoir de « quelques sous » réduit à néant.
Aux abords des deux bassins, celui des hauturiers et celui des pinasses, le poisson arrive sur les tables des trieuses. Le tri débute à minuit et demi et consiste en la répartition des poissons selon l’espèce, la taille, le poids et la fraîcheur. Derrière chaque travailleuse de la nuit, quarante caisses jaunes qu’installent et déplacent les aligneurs, et qu’elles remplissent des heures durant ; 20 caisses à la saison des langoustines. « Quand vous débarquez, il faut prouver que vous voulez travailler. Deux tonnes de poisson passent entre vos mains chaque nuit, faut pas chômer. La sélection se fait dans les deux premières nuits, si tu passes les deux premières, c’est gagné. D’autres ne reviennent plus au bout d’une nuit. C’est trop dur », raconte Léonne Mahoïc, trieuse aux pinasses et fondatrice de la section femme à la CGT du port de Keroman. Le travail s’arrête quand les cales puis les tables sont vides, entre 7 h parfois jusqu’à 11 h du matin. Selon les périodes, ces ouvrières passent une à quatre nuits par semaine au port.
La transformation, la commercialisation
À l’usine
Le poisson vendu en gros en criée est acheté par les mareyeurs et les usines du port. À Lorient, entre 1966 et 1977, les tonnages de lieu noir extraits par les chalutiers pêche-arrière sont en hausse de + 414,5 %. Le cabillaud et la lingue connaissent une hausse des approvisionnements de près de 23 %, entre 1966 et 1976. Ces volumes croissants sont écoulés notamment chez Sopromer, à la mécanisation indispensable et au nombre d’ouvrières qui double en deux années. En 1970, les filets sont réalisés à la main. En 1975, le personnel opère sur des chaînes désormais mécanisées, dotées de machines performantes pour fileter le poisson. Comme au tri, le métier s’apprend sur le tas. L’ouvrière démarre à la manutention puis progressivement apprend à réaliser des filets auprès des collègues. C’est le cas de Thérèse Guillochon, qui intègre l’équipe chez Sopromer en septembre 1970.
Dans les magasins de marée
En 1973, le port de Lorient compte 83 mareyeurs qui achètent le poisson frais débarqué et le travaillent le plus rapidement possible pour le commercialiser au niveau local, à Rungis, ou à l’étranger. Ici, pas de poisson congelé ! Ces ateliers de marée emploient entre 650 et 800 personnes selon les saisons. Le personnel, pour l’essentiel féminin, constitue des équipes de 5 à 6 femmes, jusqu’à 30 voire 50 pour les plus grands. Comme chez Sopromer, elles transforment le poisson en filets, les conditionnent avant expédition. Les hommes (2 ou 3 dans les petits ateliers) assurent le transport des caisses vers l’atelier puis les déplacent pour expédition : missions qui ne préservent pas les femmes de marée d’importantes manutentions. Chez Sopromer, les horaires sont fixes, les temps de pause également. Dans les magasins de marée, en revanche, « tu sais quand tu démarres mais tu ne sais jamais quand tu finis ». Les journées sont longues, très longues ; les salaires sont bas, très bas.
Conditions de travail
Humainement, physiquement, économiquement, travailler au port dans ces années 1970 est extrêmement difficile. Hors service administratif, s’imposent aux femmes comme aux hommes de rudes conditions : le froid, les courants d’air, la glace, l’eau, auxquels s’ajoute pour les trieuses et les dockers, la nuit. Sans la reconnaissance et, par conséquent, sans les avantages des travailleurs de la nuit. « L’hiver, les ficelles de nos tabliers gelaient. La barbe des hommes aussi », explique Huguette Mélédo. Les missions sont effectuées debout, en rotation, voire pliée en deux, dans un milieu constamment humide. Le crieur, Daniel Le Squere, décrit parfaitement la situation au tri et dans les magasins de marée : « Quand je suis arrivé dans ce vivier en 1974, j’ai été estomaqué de voir les conditions de travail très dures, dans le froid, dans la glace ; dans des locaux vétustes ; elles étaient en station debout permanente et statique. La vitesse à laquelle elles triaient ; les poids qu’elles soulevaient ; les cadences dans les magasins et les amplitudes horaires quand c’était l’époque des grands volumes. Ces dames devaient vieillir avant l’âge avec des troubles musculo-squelettiques. » Les vestiaires chauffés et confortables sont rares avant 1970. Le personnel mange et se change dans les greniers des magasins sur des caisses. Les locaux ne sont pas mieux adaptés chez Sopromer en 1970, les nouvelles recrues n’ont ni vestiaire ni place assise pour déjeuner.
Premiers vacillements
Chez les mareyeur·es, les rapports entre les salariées et le patron sont fondés sur les principes du patriarcat. Domination et division sont des méthodes appliquées fréquemment au sein des équipes. Certains ateliers connaissent des ambiances de travail délétères. Pour éviter l’oppression, faire preuve d’allégeance, certaines ouvrières, « les anciennes », offrent des cadeaux au patron, et nettoient sa voiture. Ces actes de soumission sont dénoncés par certaines, dès les années 1970. Évelyne Rioual est l’une d’elles. Elle démarre en 1978 dans un magasin, avec l’appui de sa mère. Deux générations, aux convictions opposées dans le travail, s’affrontent : « Pour ma mère, qui travaillait dans le même atelier que moi, il fallait se taire et remercier le patron, sinon on se le mettait à dos. »
Dans le documentaire de Carole Roussopoulos, Les Travailleuses de la mer (1985), Léonne Mahoïc, trieuse aux pinasses, fondatrice de la section Femme à la CGT à Keroman, fait remarquer que les conditions sociales ont peu évolué depuis un siècle, tout particulièrement dans les magasins de marée, privés de convention collective spécifique. L’ancienneté n’est pas considérée et le salaire aucunement revalorisé au fil des ans. Le vêtement de travail et son entretien sont à leur charge : blouse bleue, tablier ciré, gants et bottes, parfois chez les plus modestes, des sabots. La question de la qualification est également posée en permanence par les témoins. « À travail égal, salaire égal » est loin d’être la règle. Elles dénoncent l’inégalité des salaires entre elles et leurs homologues masculins, malgré des tâches et niveaux de pénibilité équivalents : elles déplacent et portent le même poids de poissons que les hommes sans obtenir la même rémunération.
Jusqu’aux années 1980, la médecine du travail est peu soucieuse des conditions de travail des femmes du port. Une femme médecin, nouvellement arrivée, travaille avec les trieuses pour améliorer les postures et réduire sinon la position debout, les rotations continues, qui provoquent à moyen terme des scolioses, et autres rhumatismes déformants. Du côté des mareyeurs, l’attention portée à la santé des femmes de marée et à l’hygiène dans les ateliers n’est pas prioritaire. La modernisation des magasins pour adapter les postes de travail aux contraintes de la manutention, des charges, de l’humidité apparaît lentement. Bientôt, leur travail et savoir-faire, leur volonté farouche de reconnaissance se confrontent au manque de considération des usiniers, des armateurs et des mareyeurs. Les femmes vont relever la tête.
Émergence du syndicalisme
Dans les années 1950 et 1960, il n’existe pas de tradition de luttes chez ces femmes. Beaucoup sont épouses, filles de pêcheurs, et pensent qu’améliorer leurs conditions de salaire et de travail réduirait les revenus du mari, marin-pêcheur (matelot, patron de pêche). Au port de pêche de Lorient, les premiers engagements syndicaux (CGT, CFDT et FO) parmi les trieuses, femmes de marée et ouvrières d’usine, émergent à la fin des années 1960 « dans la clandestinité ». Ce frémissement se corrèle à l’ambition des syndicats nationaux de mobiliser le secteur de la conserve et du mareyage. Les premières démarches en ce sens datent de 1972 auprès des ouvrières de l’usine de transformation Sopromer, à l’initiative de deux représentants de la CGT, employés chez Sopromer Concarneau. Ce mouvement de fond, discret, surgit à la même période parmi les trieuses aux pinasses. En 1970, quelques femmes tenaces militent pour une organisation équitable du travail. « Au risque de perdre mon travail, je n’ai jamais supporté l’injustice », défend Hélène Thomas. Avec le soutien de l’inspection du travail et le représentant des armateurs, elles parviennent, à l’issue d’un vote, à instaurer un système de roulement quotidien. Ce dispositif, basé sur une liste de 54 à 58 permanentes, leur assure une nuit, deux nuits de tri hebdomadaires. Une seconde liste regroupe les « occasionnelles » ou « nouvelles », appelées en renfort lorsque les besoins dépassent 58 personnes. Ce premier combat engendre trois conséquences majeures : une augmentation significative de leurs revenus, la libération de la parole au sein du groupe, la fin de la domination des contremaîtresses. S’ajoute, à cette nouvelle organisation, l’obtention, dans l’enceinte du port, d’un bureau du personnel pour l’embauche et le paiement officiel et régulier des salaires : « Avant, on allait attendre dans les bars pour être payées par les pêcheurs », raconte encore Jeanne Le Clouérec.
« Pour pouvoir discuter, il faut être élue déléguée du personnel, explique Léonne Mahoïc. Les dockers m’avaient repérée et suggéré de me syndiquer. J’ai rejoint la CGT, et très vite, j’ai créé la section Femme à la CGT. On va se battre ensemble pour avoir les mêmes avantages que les hommes. » Avec leur appui néanmoins. Sans les dockers, la lutte est inenvisageable. Dockers et trieuses, côté pinasses, adhèrent au même syndicat, travaillent sur le même site, aux mêmes heures et sur les mêmes quais. « Nous avions un pouvoir incroyable. C’est facile pour nous de tout bloquer. Si on n’ouvre pas les cales d’un bateau, toute la chaîne s’arrête », avoue Bernard, docker de 1973 à 1996. À la fin des années 1970, le soutien des dockers s’exprime par la mise à disposition d’un local à l’intérieur du port. Ce lieu est porté, la décennie suivante, par l’engagement et le militantisme d’Annette Le Zausse et Thérèse Guillochon, déléguées du personnel dans des magasins de marée, aux équipes très peu syndiquées. Rappelons qu’en 1979, entre 650 et 800 ouvrières sont dispersées dans 81 magasins de marée ; d’où l’importance de ce lieu qui évolue rapidement en un espace de sociabilité et de solidarité.
Des formes de luttes originales
Elles vont lutter, militer joyeusement, refusant la casse et la violence. « Quand on partait pour des manifestations collectives, c’étaient des moments de bonheur parce qu’on ne se sentait plus isolées dans notre blockhaus à l’extrémité du port et loin de la ville. On voyait plein de monde et puis il y avait des chants, des slogans », se souvient Thérèse Guillochon. Les oppositions et remarques sarcastiques sont tout aussi violentes. « Lors des différentes audiences chez le sous-préfet, le maire de Lorient ou au Conseil général, nous, les déléguées du personnel de Sopromer, nous nous déplacions en tenue de travail donc en blouse bleue. On entendait : « elles n’ont pas honte de se promener en blouse dans la ville’, d’autres ajoutaient qu’on n’avait pas envie de travailler », raconte Thérèse Guillochon.
La grève ne constitue plus l’unique levier d’action. Les militantes diversifient leurs moyens de revendication, grâce à une mobilité accrue que permet la voiture, le car, le train. Elles organisent des déplacements stratégiques vers Nantes, Paris, Bruxelles pour faire entendre leurs revendications directement auprès des décideurs politiques. C’est le cas à Nantes lors du déplacement du secrétaire d’État chargé de la Mer, Guy Lengagne (infobulle 7), accueilli bruyamment par les Lorientaises de la CGT Femmes, soutenues par les hommes pour l’obtention de la carte des dockers. Précisons ici que 30 débardeurs des cales des semi-industriels obtenaient en 1982 le statut de dockers. Rien pour les trieuses aux pinasses !
Dans le car, elles s’étaient entraînées à chanter sur l’air de la Carmagnole :
« Monsieur Lengagne avait promis,
Monsieur Lengagne avait promis,
Une fois les conditions remplies (bis)
De nous donner la carte,
mais voilà que ça tarde,
Ah non Monsieur Lengagne, ça n’ira pas, ça n’ira pas
Ah non Monsieur Lengagne, ça n’ira pas »
Une victoire en demi-teinte
En 1986, les trieuses de la pêche artisanale gagnent un long combat. Sous l’action acharnée de Léonne Mahoïc et de ses amies, durant une décennie, elles obtiennent la carte verte, qui atteste de leur statut de docker. Cette carte, grande fierté, leur garantit un volume horaire de travail par mois payé, soit 16 heures, une retraite en conséquence – et non le minimum vieillesse – et un départ à la retraite à 55 ans.
Leurs actions étaient-elles soutenues par les hommes au sein de la CGT ? Chez les dockers ? Les avis sont partagés. En tout cas, dix ans plus tard, la réforme des dockers, voulue par l’État et les ports français, déclenche une nouvelle bataille sur les quais de Keroman. Le combat des dockers lorientais pour un nombre d’emplois au tri et à la manutention est sans partage avec les femmes dockers. Elles sont non seulement exclues des négociations mais perdront toutes leur travail au tri. « On est parties en 1993, on n’avait pas gagné notre retraite. Licenciées et en reconversion. C’était triste », raconte Huguette Mélédo. En 1994, les hommes dockers, désormais salariés du port, ont pris leur place. À la fin des années 1980, Léonne Mahoïc, Thérèse Guillochon, Évelyne Rioual, Rosario Medina Valverde, pour ne citer qu’elles, ont dû quitter le port. L’engagement syndical leur a valu de perdre leur travail. « Beaucoup écrasent, je me tais pour m’assurer un salaire à la fin du mois. Si tu te révoltes, tu peux avoir la sanction qui tombe. Dans une zone comme le port de pêche, si tu sèmes un peu la pagaille, va chercher du boulot après. Il y a du collectif bien sûr. Mais c’étaient des petits collectifs dans les magasins de marée », rappelle Thérèse Guillochon.
Dès les années 1970, ces femmes ont instauré des dynamiques de solidarité et initié des mobilisations audacieuses qui ont marqué durablement le milieu portuaire. Leur engagement s’est traduit par des victoires dont les acquis se sont étendus à l’ensemble du port, posant ainsi les bases d’une transformation sociale. Cette implication a trouvé une continuité dans leur rôle actif auprès des salariés au Conseil des Prud’hommes. Léonne Mahoïc est élue conseillère prud’homale en 1975 et accède à la présidence de l’institution à Lorient le 15 janvier 2010, marquant ainsi une reconnaissance officielle de son engagement, bientôt suivie de la Légion d’honneur, distinction qui lui est décernée en avril 2012. Dans le même élan, Thérèse se forme au droit du travail pour défendre ceux des salarié·es du port (une cinquantaine), une mission qu’elle exerce avec rigueur et vigueur pendant une décennie.