La présence sur le front belge, pendant la guerre 14-18, de Pipe Bands britanniques est un élément déclencheur de l’adoption par les Bretons de la cornemuse et, à terme, de la création des bagadoù. La prestance de ces ensembles venus d’outre-Manche marque en effet les esprits, et surtout celui de de quelques intellectuels bretons qui voient les Écossais comme des « cousins », avec lesquels ils partagent un héritage historique et linguistique. C’est en partie sur cette fibre « identitaire » que vont s’appuyer les inventeurs de ce qui, plus tard, deviendra le bagad. L’un d’eux, le bagad de Lann-Bihoué, va se hisser au plan national.
Paris, 1932, création de la Confrérie des joueurs de binioù
Dix ans après la fin de la Grande Guerre, Hervé Le Menn, établi à Paris, fait l’acquisition d’une cornemuse écossaise. Quatre ans après, en 1932, il fonde Kenvreuriez ar Viniaouerien (K.A.V.), la Confrérie des joueurs de biniou. Celle-ci participe aux manifestations des associations qui animent la vie sociale et culturelle des Bretons à Paris.
En ce début des années 1930, le biniou n’est déjà plus en vogue : en Bretagne, les danses sont sonnées à l’accordéon ou à la clarinette, plus modernes, et à Paris, ce sont les Auvergnats qui animent les bals bretons, faute de sonneurs. Ce n’est donc pas la relance de la cornemuse traditionnelle qui va alors prévaloir, mais l’adoption du bag pipe pour le jeu, en couple et en formation, avec la bombarde et les tambours, à l’image des pipe bands. La mécanique de l’attachement à la tradition, même modifiée ou transformée, est bien connue : l’éloignement fait prendre conscience aux émigrés de leur identité et la « mode » qu’ils lancent renouvelle le regard sur la tradition de ceux qui sont restés au pays. Le phénomène « bagad » s’explique également par le fait que ces émigrés viennent de partout en Bretagne, et la tradition d’un Cornouaillais n’est pas celle d’un Trégorrois. À Paris, il faut être breton et se trouver une identité bretonne. Le bagad sera finalement une véritable invention, et non une simple imitation du Pipe Band écossais.
Un nouveau biniou dans le paysage sonore des Bretons
Mais à cette époque où la tradition se meurt, où trouver les instruments ? Il est possible de s’approvisionner en Écosse, mais cela reste compliqué. Dorig Le Voyer, co-fondateur de la KAV, va se mettre à fabriquer des cornemuses, mais aussi des bombardes. Son biniou moderne est logiquement qualifié de nouveau, nevez, ou de grand, bras ; le biniou traditionnel sera dit kozh, vieux, ou bihan, petit. Accordée différemment du bagpipe, la cornemuse de Le Voyer, qui a parfois un, voire deux bourdons, possède un doigté plus « simple » que l’écossaise, et surtout, plus proche de celui de la bombarde. Mais avec l’engouement pour ces nouvelles formations, il ne parviendra pas à honorer toutes les commandes et c’est du Royaume-Uni que viendront, bien souvent, les cornemuses.
Le succès de ces nouvelles formations musicales est aussi dû à la « mise en scène ». Les joueurs revêtent un costume, leur cornemuse est enrubannée et, comme les Pipes Bands, la déambulation des joueurs se fait à l’image du défilé militaire. En 1937, soit cinq ans après la création de la KAV, les sonneurs locaux venus aux fêtes du Bleun-Brug à Plougastel-Daoulas (Finistère), où la confrérie a été invitée, sont impressionnés. Ils émettent le souhait de constituer un tel ensemble en Bretagne, ce que la guerre retardera.
Bodadeg ar sonerion, à l’origine une assemblée de sonneurs de couple
Suite à la démobilisation, Le Voyer se retrouve à Rennes. Avec cinq autres musiciens, dont Polig Monjarret, il fonde la B.A.S., Bodadeg ar sonerion, l’Assemblée des sonneurs, qui donne sa première représentation en mai 1943 dans la cour du Parlement à Rennes. Les fondateurs partagent la même envie de renouveler une tradition musicale moribonde. Leur but n’est cependant pas la création de formations comme la KAV mais l’instauration d’une corporation de sonneurs en couple organisée et puissante. Ils voient dans le couple « moderne » bombarde-biniou bras un gage d’avenir. Mais c’est finalement le couple traditionnel qu’ils contribueront à relancer, la grande cornemuse trouvant mieux sa place dans le cadre des ensembles, dont le premier sera… militaire.
La première « clique de binioù »
Créé un an après la fin de la Seconde Guerre mondiale, le 71e Bataillon d’infanterie en garnison à Dinan est le premier à former une « clique de binioù », comme l’appellera, à juste titre, Émile Allain, un membre de la BAS qui s’était mis au biniou bras, impressionné par un joueur de bagpipe entendu à Saint-Nazaire après le débarquement. Le temps de son service militaire, Émile Allain assure la mise en place et la direction de ce premier ensemble, soutenu par le chef du bataillon qui avait apprécié les Pipe Bands britanniques des forces alliées qu’il avait vues débarquer. En 1947, la clique venue jouer à Carhaix impressionne le public.
Dans la foule : Polig Monjarret, qui un an plus tard va créer la Kevrenn Paotred an Hent Houarn, « la Division des cheminots de Carhaix ». La même année, suite à un incendie à Brest, des sonneurs s’associent au cercle celtique local pour organiser des spectacles afin de collecter des fonds destinés aux victimes. Sans le savoir, ils viennent de faire naître la Kevrenn de Brest Saint-Marc. Le terme bagad, « troupe », est encore mal vu, et on lui préfère celui de « Division » : sous l’Occupation, en effet, les miliciens du Parti National Breton pro-nazi se faisaient appeler Bagadoù Stourm, « troupes de combat ». Le terme bagad s’impose finalement au milieu des années 1950, raccourci de l’expression bagad sonerion, « troupe de sonneurs ».
« Le souci de l’ordre et de la dignité que mérite la Bretagne »
Le premier bagad, créé à Dinan en 1946, s’en était remis à la BAS pour lui fournir sonneurs et instruments. Celle-ci va être amenée à fixer les caractéristiques de ce qui constitue un bagad : nombre de musiciens, tonalité des instruments, disposition en défilé, répertoire, cadence de la marche, tempo des mélodies, etc. En 1953, elle définit un système de commandements, en breton, pour permettre la coordination des joueurs, « par le souci de l’ordre et de la dignité que mérite la Bretagne », écrit Polig Monjarret dans Ar Soner, le bulletin de liaison qui paraît depuis mai 1949. Ainsi, le jeu en bagad se rapproche-t-il indéniablement d’un certain esprit martial, non pas au sens militaire du terme, ni au plan du répertoire, mais au plan de la structure, ainsi que par certaines valeurs comme l’obéissance, la rigueur, le sens du collectif.
Le bagad de Lann-Bihoué, une reconnaissance de la Marine nationale
Les bagadoù militaires existent, mais sont peu nombreux par rapport aux formations civiles. En plus du bagad du 71e Bataillon à Dinan qui se maintiendra jusqu’en 1950, certains bagadoù voient le jour, comme celui de la Lande d’Ouée, celui de Saint-Mandrier, celui de l’École de Santé navale de Bordeaux, où se forment de nombreux Bretons. Celui de Lann-Bihoué prend forme en 1952. Fin août, en effet, au poste des maîtres de la base aéronavale de Lann-Bihoué, le principal Pierre Roumegou, qui avait joué de la bombarde jusqu’en 1924, en aperçoit une, dépassant de la poche d’un visiteur. La voilà entre ses doigts qui esquissent une mélodie qui, bien que maladroite au début, fait se lever pour danser certains des officiers qui dînent à côté. Dans les jours qui suivent, les sonneurs de la base se font connaître : ils sont quatorze à jouer dans des formations civiles. Le bagad est né, et sa première sortie officielle a lieu à Scaër l’année suivante. Son existence est officialisée par décret ministériel le 11 septembre 1956.
En tant qu’ensemble militaire, le bagad de Lann-Bihoué ne peut être membre de la BAS, ni participer aux concours qu’elle organise annuellement. Il est pourtant en lien avec elle. En effet, comme le recrutement ne se fait qu’à l’intérieur de la base aéronavale, il est assez difficile de renouveler le bagad. En 1962, la Marine décide de l’ouvrir aux appelés du contingent, et propose à Polig Monjarret de sélectionner les meilleurs sonneurs en âge d’accomplir leur service militaire. Jusqu’en 2001, les jeunes appelés fournissent des recrues, intégrées suite à un concours, ce qui permet d’alimenter le vivier et de conserver un excellent niveau musical. Les jeunes appelés ont le droit de quitter Lann-Bihoué temporairement, pour réintégrer leur bagad d’origine, le temps d’un concours ou d’une manifestation importante. De retour à la vie civile, leur niveau a bien progressé et leur bagad en profite largement. Ainsi le bagad de Lann-Bihoué a-t-il participé à la vie musicale civile, et l’échange s’est fait dans la réciprocité, la musique de la Marine bénéficiant de civils auxquels elle apportait un temps de perfectionnement. Le bagad de Lann-Bihoué est probablement la seule formation musicale militaire à afficher une identité locale, tout en représentant la France à l’étranger, comme finalement, les Pipe Bands écossais représentent le Royaume-Uni… Il a fêté ses 70 ans en ouvrant le défilé du 14 Juillet, en 2022, à Paris.