Avec une singulière constance, les Celtes reviennent régulièrement à la mode, de la littérature arthurienne médiévale aux succès contemporains de la musique celtique. Dès la fin du XVIIIe siècle, l’Écossais Macpherson, et ses Récits d’Ossian, rencontrent un succès international. Quelques décennies plus tard, le romantisme met à nouveau ces Celtes en avant, en leur attribuant toutes sortes de vertus primitives face à une société qui change rapidement et à un modernisme vécu comme la fin d’une harmonie multiséculaire.
Celtes enchantés
Les idées des Lumières, la révolution industrielle, le développement des idéologies ébranlent les sociétés rurales traditionnelles qui dominaient l’Europe jusqu’au début du XIXe siècle. Ces bouleversements provoquent ce que le sociologue Max Weber a qualifié de « désenchantement du monde ». Le progrès fait disparaître une grande partie de la magie qu’entretenaient les sociétés anciennes. C’est dans ce contexte que plusieurs auteurs bretons vont tenter de reconstruire une « Celtie enchantée », en mettant en avant une certaine nostalgie pour le passé et les traditions celtiques de la péninsule. Ce mouvement tente aussi de renouer des liens avec les « frères d’outre-Manche ».
Le premier acte de l’interceltisme moderne se tient durant l’été 1838, lorsqu’une délégation de Bretons traverse la Manche pour se rendre au grand festival gallois, l’Eisteddfod. On compte parmi eux le jeune Théodore Hersart de la Villemarqué qui s’enthousiasme pour le dynamisme culturel gallois et le mouvement néo-druidique. De retour en Bretagne, il s’attelle à la rédaction du Barzaz Breiz, ouvrage promis à un grand succès éditorial. Plusieurs chants de ce recueil ont d’ailleurs été « transformés » dans un sens interceltique, comme celui sur la bataille de Saint-Cast en 1758. La Villemarqué y ajoute des couplets sur une fraternisation entre soldats bretons et gallois, un épisode totalement imaginaire au niveau historique. Très influencé par ce qu’il a vu au pays de Galles, La Villemarqué rêve d’être à la tête d’un mouvement bardique similaire. Il lance, en 1861, une « confrérie bretonne », la Breuriez Breiz, qui ambitionne de devenir une académie intellectuelle à l’égal du Gorsedd des druides gallois. Elle peine cependant à recruter, même si l’on y trouve des personnages originaux, comme Charles de Gaulle, grand-oncle du général. Dans les années 1860, Charles de Gaulle est à l’origine de plusieurs initiatives interceltiques, comme le projet d’une colonie brito-galloise en Patagonie. En 1865, il publie dans la Revue de Bretagne et de Vendée un « Appel aux représentants actuels de la race celtique » aux accents racialistes, à comprendre dans une époque où les théories du Français Arthur de Gobineau font florès.
En 1867, Saint-Brieuc accueille le premier congrès celtique international, que les organisateurs présentent comme le premier « Eisteddfod breton ». Une délégation galloise y assiste et participe aux débats. Prévu pour réserver un triomphe aux idées panceltiques de la Breuriez Breiz, il se déroule dans la confusion, avec des attaques contre La Villemarqué, accusé d’avoir inventé la majeure partie des chants et contes populaires du Barzaz Breiz. Une querelle qui durera plusieurs décennies avant que l’ethnologue Donatien Laurent ne redécouvre les carnets de collectes de La Villemarqué. Avec ce congrès de Saint-Brieuc se clôt le premier acte de l’interceltisme.
Panceltisme et régionalisme
Il faut en effet attendre une nouvelle génération d’intellectuels et de militants bretons pour que la flamme de l’interceltisme ne renaisse dans les dernières années du XIXe siècle, parallèlement à la création des premières formations politiques régionalistes en Bretagne. En 1899, des délégations des différents pays celtiques sont invitées à l’Eisteddfod de Cardiff. Cette réunion entérine le lancement d’un nouveau mouvement « panceltique » qui se veut avant tout culturel. Il va s’incarner dans l’organisation de plusieurs congrès panceltiques, chapeautés par une Celtic association, dont le président est l’Irlandais Lord Casteltown et le secrétaire, un universitaire original, Edmund Edward Fournier d’Albe. La délégation bretonne à Cardiff en 1899 comprend plusieurs intellectuels et écrivains, dont certains sont assez circonspects sur la réalité des liens interceltiques. « Au fond, ces gens sont très anglais et ils ont raison, et ils ne sont nullement utopistes », note Anatole Le Braz. Mais d’autres Bretons sont réellement enthousiastes, notamment un jeune poète originaire de Carnoët, François Jaffrennou. Il suit avec attention les cérémonies druidiques galloises, au cours desquelles il reçoit l’investiture bardique sous le surnom de « Taldir », « front d’acier » en breton. De retour au pays, l’année suivante, il fait partie des fondateurs du Gorsed de Bretagne, placé sous l’autorité du grand druide du pays de Galles. Dans les années 1930, Taldir prendra d’ailleurs la tête de cette organisation néodrudique qui demeure aujourd’hui l’une des plus anciennes structures interceltiques. Le Gorsed de Bretagne entretient toujours des liens forts avec ses homologues gallois et corniques.
Keltia, Goron P. (Cartographe) ; Carte postale 1945 - 1948. Musée de Bretagne 984.0086.131
Ce panceltisme du début du XXe siècle est avant tout intellectuel. Les premiers congrès celtiques sont l’occasion de doctes débats sur l’histoire, la langue ou les traditions des différents pays celtiques… Le mouvement ne va pas résister aux réalités du moment, notamment la montée du nationalisme irlandais. Les dirigeants des principales organisations irlandaises, dont la puissante Gaelic League de Douglas Hyde, voient d’un mauvais œil cette Celtic Association, dirigée par des protestants et accusée de vouloir renforcer l’identité britannique. Le mouvement se délite au début des années 1910, avant que la Première Guerre mondiale ne vienne mettre un terme à ce second acte de l’interceltisme moderne. Parmi ses multiples concrétisations, on peut citer le « Bro gozh ma zadoù », consacré « chant national breton » en 1903, une adaptation en breton de l’hymne gallois par Taldir Jaffrennou.
L’interceltisme comme idéologie ?
Alors que dans l’entre-deux-guerres le mouvement breton se divise entre régionalistes et nationalistes, avec une partie des dirigeants de plus en plus attirés par le nazisme, l’interceltisme devient un enjeu idéologique et son troisième acte sera politique. Un événement a profondément marqué l’histoire des pays celtes : l’insurrection de Pâques en 1916 qui débouchera, après une longue lutte, sur la création d’un État libre d’Irlande en 1921, sur 26 des 32 comtés irlandais. Ce processus d’indépendance irlandaise va avoir une grande influence sur les mouvements bretons de l’entre-deux-guerres et servir de modèle aux plus exaltés d’entre eux. Cet engouement s’explique particulièrement par les écrits d’un écrivain et journaliste trégorrois, Louis-Napoléon Le Roux. Installé dans les îles Britanniques depuis 1914, il se rend fréquemment en Irlande où il a de très bons contacts dans les milieux républicains. En 1932, il fait paraître une Vie de Patrick Pearse, l’un des grands leaders de l’insurrection de 1916, fusillé ensuite par les Anglais. Ce livre influence une génération de militants bretons qui pensent alors que la violence politique est une solution. Après 1940, certains transposent le slogan « les difficultés de l’Angleterre sont les opportunités de l’Irlande » à une situation bretonne fort différente et feront le choix impardonnable de collaborer avec l’occupant nazi. La Seconde Guerre mondiale interrompt de toute façon les relations interceltiques, même si les Bretons du mouvement Sao Breiz, engagés dans les Forces françaises libres en Grande-Bretagne, ont participé à quelques manifestations culturelles avec des Cornouaillais, des Gallois et des Écossais.
Congrès Interceltique Saint-Brieuc 1947. Musée de Bretagne 2002.0005.355
Un interceltisme culturel et musical
L’interceltisme va jouer un rôle important dans le revival artistique des Trente Glorieuses, au cours desquelles on assiste à l’acclimatation réussie de plusieurs instruments venus d’autres pays celtiques. Créée en 1943, la Bodadeg ar sonerien (BAS) va connaître un développement spectaculaire avec la création des bagadoù, inspirés des pipe-bands écossais. On y joue notamment de la cornemuse des Highlands qui s’est aujourd’hui largement imposée dans le paysage breton. Dans ces années-là, un autre instrument fait son apparition, la harpe celtique qui sera popularisée par Alan Stivell dans les années 1970.
À partir des années 1970, la musique celtique connaît en effet un fort engouement en Bretagne comme ailleurs. Il est alimenté par de grandes manifestations culturelles et populaires où se produisent des artistes venus de tout l’archipel celtique. Le Festival interceltique de Lorient en est, bien entendu, la meilleure illustration. Cet interceltisme musical a connu de grands succès avec des spectacles comme L’Héritage des Celtes de Dan Ar Braz. Créé en 1994 pour le festival de Cornouaille, il aura ensuite donné lieu à de nombreuses tournées dans l’Hexagone et à l’étranger. Les albums éponymes se sont vendus à des centaines de milliers d’exemplaires. Cet interceltisme culturel de la seconde moitié du XXe siècle a également été entretenu par des écrivains et intellectuels à l’instar de Morvan Lebesque, Xavier Grall ou Youenn Gwernig. Il s’est également traduit par le développement des études celtiques à Brest et Rennes. Plusieurs médias ont également mis en avant cette idée interceltique, particulièrement la revue ArMen qui, depuis sa création, a multiplié les articles et les reportages sur les pays celtes. Convivial, festif et populaire, ce mouvement culturel constitue le quatrième acte de l’interceltisme contemporain.
Festival de Cornouaille - Dan ar Braz en concert le 27 juillet 2013 Source : Wikimédia Commons
Un mouvement européen
Le succès de l’interceltisme culturel n’a pas signifié la disparition des autres formes d’interceltisme. Ainsi, un congrès celtique international continue de se tenir chaque année. Dans le domaine politique, l’interceltisme a aussi continué de fonctionner comme un laboratoire d’idées. Depuis les années 1990, l’exemple des dévolutions galloises et écossaises a souvent été mis en avant par les formations autonomistes bretonnes, mais également par de nombreux élus bretons. La période contemporaine a d’ailleurs vu l’émergence d’une nouvelle forme d’interceltisme entre institutions et collectivités régionales. Depuis la fin du XXe siècle, les pays celtiques sont marqués par deux phénomènes : une décentralisation accrue des États et le développement de la construction européenne qui a facilité les échanges. En 2004, un accord de coopération a ainsi été signé entre la Région Bretagne et le pays de Galles. Les liens entre collectivités locales s’incarnent aussi dans le développement des jumelages entre communes bretonnes, irlandaises, galloises ou galiciennes. Le Brexit et la crise du Covid mettront-ils un terme à ce cinquième acte de l’interceltisme contemporain ? L’histoire le dira…
Une part de l’identité bretonne
Riche de près d’un siècle et demi d’expériences diverses, l’interceltisme éclaire d’une manière singulière l’histoire récente de la Bretagne aux niveaux intellectuel, culturel ou politique. Il a été à l’origine de diverses initiatives et organisations, dont certaines sont aujourd’hui des institutions solides, à l’instar du Festival interceltique de Lorient. L’interceltisme constitue désormais l’une des facettes reconnues de l’identité bretonne moderne. Loin d’être synonyme d’un retour nostalgique vers le passé, il apparaît comme une opportunité d’ouverture internationale et un intéressant laboratoire d’idées.