Le 3 mai 1900, le docteur Léon Azoulay fait, devant ses pairs de la Société d’Anthropologie de Paris, une communication remarquable sur les bienfaits de l’usage de la phonographie. Linguistique, apprentissage des langues, anthropologie, industrie, météorologie, médecine, ou arts : Léon Azoulay détaille tous les domaines que la phonographie peut transformer. « On s’en amuse encore, annonce-t-il, en parlant du phonographe. […] C’est le sort de tout instrument et de toute méthode qui apparaît. Nous sommes pour la plupart des enfants ou des sauvages en leur présence, nous en avons peur ou nous en jouons. Et c’est seulement à la longue, accoutumés à eux, que nous devenons hommes et civilisés à leur égard, que nous concevons toute la portée théorique et pratique et en réalisons les applications les plus variées. »
Un mois plus tard, devant la même assemblée, il sollicite l’appui de la Société d’Anthropologie pour fonder un musée phonographique des langues du monde entier. Son idée est de saisir l’opportunité de l’Exposition universelle de Paris et de la présence de millions de visiteurs. Les langues de tous les continents emplissent les rues de la capitale française, et il suffit, explique Azoulay, de les recueillir avec un phonographe dans les pavillons des différentes nations présentes.
Une arche de Noé des langues
La Société d’Anthropologie de Paris accepte de financer l’achat du matériel (phonographe, phonogrammes, feuilles d’enregistrement). Pendant plus de cinq mois, Léon Azoulay parcourt les travées de l’Exposition universelle et réunit « plus de 400 phonogrammes sur cylindre. Des récits, des contes, des conversations en plus de 74 langues officielles, dialectes et patois, de la phonétique, des chants et de la musique provenant d’un grand nombre de régions du monde ».
Pour Léon Azoulay, cette grande collecte doit permettre de « découvrir les lois de l’évolution de la prononciation, vers quel idéal, pourrait-on dire, se meuvent nos langues ; […] obtenir des renseignements précis sur l’origine, la parenté et le métissage des langues modernes ». Il est d’autant plus urgent d’enregistrer les langues du monde entier que celles-ci sont vouées à disparaître, pense le docteur anthropologue. Empreint d’une forme de darwinisme linguistique, Léon Azoulay estime en effet que le rouleau compresseur de la modernité est inéluctable et que toutes ces langues populaires vont sombrer dans l’oubli. Cette certitude en la vocation universelle de la civilisation du progrès le conduit à classer les hommes en termes de « civilisé », « demi-civilisé » ou « sauvage » et l’amène même à parler des « races inférieures (nègres, Papous) ».
Le Village breton à l’Exposition universelle
Le 15 juillet 1900, Léon Azoulay rencontre une femme d’une trentaine d’années originaire de Loire-Inférieure. Il enregistre avec elle la plus ancienne trace sonore du gallo. Quelques jours plus tard, le 20 juillet, Léon Azoulay se rend, phonographe sous le bras, pour la première fois à l’Exposition bretonne. Là, entre les rues Saint-Dominique et Constantine ont été reconstitués les monuments et bâtiments les plus représentatifs d’une Bretagne « authentique ». Au milieu d’une reproduction d’un menhir de la Loire-inférieure, du pylône de Pencran, d’une chaumière, d’une maison à pan de bois de la rue Noble de Morlaix, de l’Édicule de Saint-Jean-du-Doigt, se côtoient tout le gratin intellectuel breton mais aussi toute la « colonie des Bretons de la capitale ».
La venue de Léon Azoulay est attendue par Paul Sébillot, le vice-président de l’Exposition bretonne, et beau-frère d’Yves Guyot, président de la Société d’Anthropologie. Pendant plusieurs jours, grâce à son phonographe, Léon Azoulay grave les voix de Sébastien et Aline Le Bot, Pierre Laurent, Marie-Joseph Rio, Jean-Mathurin Pocard et Corentin Pichavant. Auprès d’eux, il collecte chansons, contes et vocabulaires de langue bretonne. Ces enregistrements, réalisés entre le 20 et le 29 juillet 1900, sont les plus anciens enregistrements connus de langue bretonne. À cette occasion, il enregistre également les premiers airs de musique bretonne instrumentale auprès du talabarder Alain Pierre Gueguen, dit Lanig Pen-ar-Pont.
Deux ans plus tard, en décembre 1902, Léon Azoulay enregistre à nouveau des Bretons et Bretonnes. Il collecte plusieurs versions d’une chanson en breton auprès d’une femme de Plouider et réalise deux enregistrements en français. L’un avec un anonyme de Plédéliac, et l’autre avec Yves Guyot. C’est à cette période que des conflits éclatent au sein de la Société d’Anthropologie, et la fermeture du musée phonographique est actée. Malgré cet échec, Léon Azoulay reste en contact et conseille les acteurs de multiples initiatives similaires qui éclosent partout en Europe dans le début des années 1900.
En France, il faudra attendre près d’une décennie pour qu’un nouveau projet ambitieux d’écriture de la parole orale soit lancé. En 1911, les Archives de la Parole ouvrent à la Sorbonne, sur l’initiative du linguiste Ferdinand Brunot. Léon Azoulay, amer du sabordage de son musée phonographique, prend à nouveau la parole devant les membres de la Société d’Anthropologie et dénonce le manque de discernement de l’institution. « Vous sentez à présent, lâche-t-il devant l’assemblée des membres, sans doute depuis que les Archives de la Parole sont nées, quels efforts la Société d’Anthropologie eût dû faire, non seulement pour conserver le prestige que lui a donné son rang enviable dans l’histoire de la phonographie scientifique (prestige que seul, j’ai été, je ne crains pas de le dire, à vouloir maintenir et par mes travaux et par ma propagande), mais encore pour devenir le centre d’études que souhaitait M. Yves Guyot en 1901 et qui lui eût donné un plus grand lustre et une plus grande vitalité. »
Dans l’ombre des Archives de la Parole, les cylindres du musée phonographique de Léon Azoulay tombent petit à petit dans l’oubli et l’indifférence, presque oubliés de l’histoire de la phonographie. Ces sillons de voix d’autrefois sont déposés au Musée de l’homme en 1943, avant d’être finalement confiés au Centre de recherche en ethnomusicologie (CREM) de l’Université Paris Nanterre, qui conserve également les fiches de collectages et les notes manuscrites de Léon Azoulay. Le CREM propose désormais l’écoute en ligne de l’ensemble des enregistrements réalisés pendant l’Exposition universelle de 1900. Les rouleaux de cire de Léon Azoulay sont cependant physiquement entreposés à la Bibliothèque nationale de France, dans une salle dédiée à la conservation de ces précieux matériaux de cire.
Liste des phonogrammes en langue bretonne de Léon Azoulay :
Sébastien Le Bot, Ploudiry, Léon
Ar c’hleuz alaouret hac an tour dantelezet – 20 juillet – 02:14.45
Keuzial d’am yaouankiz – 20 juillet ? – (cassé)
Aline Le Bot, Ploudiry, Léon
Ar mab prodig, version éditée par Leon Alfred Llewellyn Jenkins – 20 juillet ? – 02:55.07
Corentin Pichavant, Pont-l’Abbé, Bigouden – 04:33:62
Yann ha Marjan – 24 juillet – 1:38.53
Ar mab prodig version de Pont-L’Abbé – 24 juillet – 02:55.09
Jeanne Le Gouil, Quimper, Cornouaille – 06:49:44
An dezertour – 20 juillet – 2:44.05
An den desolet gant e wreg – 20 juillet – 01:50.41
O tont d’ar gêr eus Pont-’n-Abad – 20 juillet – 02:09.98
Marie-Joseph Rio, Pluvigner Vannes
Disul vitin a pa sauèn - 26 juillet – 02:49.53
Jean-Mathurin Pocard, Erdeven, Vannes – 06:22:11
A p’em behé ur galand – 26 juillet – 02:12.45
Guéharall a pa oen yeuank – 26 juillet – 02:03.28
Imen e kavein-me ur pasajer – 26 juillet – 2:06.38
Budjaledjeou – 26 juillet – (cassé)
Pierre Laurent, Belz, Gwened – 05:52:44
Sonenn en deinserion – 24 juillet ? - 1:26 (sur le même rouleau que Pen da d’ein mé)
Pen da d’ein mé – 24 juillet ? - 1:25 (sur le même rouleau que Sonenn en deinserion)
Ar mab prodig version de Belz – 24 juillet – 02 :53.55
Alain-Pierre Gueguen, talabarder Pont-l’Abbé
Quatre airs de bombarde – 21 juillet – 02:41
La Tourterelle – 21 juillet – (cassé)
Chanteuse de Plouider 1902 – 09:05
Disul vintin mintin mat – 21 décembre 1902 – 02:32
Soudard yaouank Kommanna (trois rouleaux) – 21 décembre 1902 – 2:36 / 2:21 / 1:36