Un commerce breton très divers
Dans son Dictionnaire universel de commerce, Savary des Bruslons rappelle qu’au XVIIIe siècle, le commerce de la Bretagne est de deux sortes : « celui des marchandises du cru du Païs, ou qui s’y fabriquent, et celui des marchandises qui y sont apportées ». Les denrées alimentaires y tiennent une place importante. Dès le Moyen Âge, la Bretagne commercialise des céréales, du sel, des beurres et des vins qu’elle produit en excédent. Elle élève aussi des bestiaux, qui animent les foires et les marchés, tandis que la pêche y est une activité dynamique. De longue date, ses ports réceptionnent également des vins du Bordelais et, depuis le XVIIe siècle, reçoivent de la morue de Terre-Neuve et des denrées coloniales. Au XVIIIe siècle, ces dernières font une grande partie de la fortune de la région. En valeur, le café, le cacao et le sucre représentent plus de 50% des marchandises débarquées en Bretagne, essentiellement à Nantes, entre 1749 et 1754. Toutefois, une partie seulement de ces denrées s’invite à la table des Français. Ainsi, près de la moitié des cargaisons de sucre sont réexpédiées alors qu’au total, les denrées coloniales représentent en valeur plus de 30 % des marchandises quittant la province pour l’étranger (la Hollande et la Baltique notamment). Néanmoins, si ces denrées ultramarines et, plus largement, le commerce colonial, contribuent à rendre excédentaire la balance commerciale des ports bretons, elles ne supplantent pas les toiles, qui restent le bien le plus exporté à cette période. Nantes, qui reçoit les navires en provenance des Antilles, et Lorient, qui accueille ceux de la Compagnie des Indes à partir de 1734, sont les figures de proue du commerce ultramarin.
Mais les échanges ne se limitent pas aux grands ports et au commerce international : il faut aussi observer la place des trafics locaux et régionaux dans les circulations maritimes.
Une circulation côtière intense
Les ports secondaires de la province assurent la redistribution des denrées débarquées à Nantes, Lorient ou Saint-Malo, tout en leur servant de pôles d’approvisionnement. Les grains sont au cœur de réseaux marchands bien établis, quand bien même une législation changeante, qui limite leur sortie de la province, vient régulièrement perturber les flux. Dans le courant des années 1770, les ports sud-finistériens, dominés par Quimper, alimentent en froment ceux de Lorient, du Finistère Nord et du Golfe du Morbihan, tandis que le seigle compose la plupart des expéditions vers Nantes – d’où une partie repart pour la Guyenne, l’Aunis et la Saintonge –, la presqu’île de Guérande et l’embouchure de la Vilaine. Les mouvements maritimes sont également dynamiques au sein du Golfe du Morbihan. Le port de Vannes, au service duquel se mettent les havres les plus proches, est le centre de cette zone, d’où partent des froments vers Lorient et des chargements vers Bordeaux et les ports méditerranéens. Sur la côte nord, ce sont principalement les ports du Trégor, et notamment Tréguier et Paimpol, qui animent la circulation des grains. Ils sont au service de Brest et de Saint-Malo, dont l’activité décline avec la fin du siècle de Louis XIV.
Des marchands actifs
Le commerce alimentaire breton n’est pas uniquement un commerce maritime. Du littoral vers l’intérieur de la province ou, à l’inverse, de la terre vers la mer, les circulations au sein de la péninsule sont multiples et impliquent des individus au profil très varié. Si les armateurs négociants concentrent leurs affaires sur les voyages au long cours et font la richesse et l’image des grands ports, ce sont des commerçants modestes, dont le capital ne dépasse pas quelques centaines ou quelques milliers de livres, qui assurent l’approvisionnement des habitants au quotidien. Ils sont marchands au détail et/ou en gros, épiciers, marchands de vin, de grains, de bestiaux ou encore bouchers. Ils acquièrent des produits pour les redistribuer et les transforment parfois avant de les débiter. Alors que les marchands de bestiaux et les bouchers se contentent le plus souvent de fréquenter les foires et les marchés et de négocier en face à face avec leurs interlocuteurs, les épiciers et les marchands de vin en gros sont parfois en contact avec des commerçants d’autres provinces. Les échanges épistolaires, souvent réguliers et strictement professionnels, jouent alors un rôle fondamental dans leurs relations. Les marchands se bornent généralement à y inscrire le contenu de leur commande en employant des formulations très convenues. Parallèlement, certains acteurs n’hésitent pas à se rendre sur les lieux de production afin de goûter les produits qu’ils souhaitent acheter. À plusieurs reprises, le marchand de vin rennais Berthou cadet se déplace ainsi à Bordeaux et à Libourne pour effectuer des achats qu’il destine à d’autres marchands, à des débitants de boisson et à des particuliers installés à Rennes ou aux alentours.
De leur côté, les épiciers sont tributaires des négociants des pôles lorientais et nantais pour se ravitailler. Une partie des thés et des poivres vendue par la Compagnie des Indes prend la direction des principales villes de la province. La côte nord de la péninsule, gagnée par la route, est une destination fréquente ; mais, souvent, Morlaix, Roscoff et Saint-Malo ne sont que des étapes, les denrées passant en fraude outre-Manche. De la même façon, les produits antillais irriguent la province. Ils rejoignent les principaux ports par cabotage, alors que les charrettes mettent généralement trois jours pour relier Nantes à Rennes. Livrées en sacs, en caisses ou en paniers, les marchandises sont ensuite vendues au détail dans des boutiques au décor souvent sommaire : une table fait office de comptoir, une balance permet d’effectuer les mesures, tandis que les marchandises sont disposées dans des boîtes ou directement présentées dans le sac dans lequel elles ont été livrées. Si le sucre, le café et le thé deviennent rapidement des denrées de consommation courante en ville, les campagnes ne sont pas oubliées. Les indices attestant de la consommation de sucre, de café des Antilles et de thé en milieu rural sont nombreux : chez les élites d’abord, mais aussi chez les plus modestes. À La Roche-Derrien, dans le Trégor, ces produits, vendus notamment par Jean Toudic, connaissent un succès croissant dans le courant des années 1770. Au XVIIIe siècle, c’est donc l’image commerce alimentaire breton pluriel et à plusieurs vitesses qu’il faut retenir. Une partie de la péninsule est tournée vers la mer et ouverte sur le monde, cette ouverture maritime entretenant une navigation côtière intense. Dans le même temps, la Bretagne intérieure est moins connectée à l’économie de marché. Cependant, ses activités, essentiellement agricoles, ne l’empêchent pas de regarder au-delà de la province et d’être sensible aux nouvelles saveurs venues d’Asie et d’Amérique.