Lorsque sont évoquées les séquences du Paléolithique, étalées sur près d’un million d’années, des noms de régions et de sites nous viennent spontanément à l’esprit: Périgord, Pyrénées, grottes Chauvet, Lascaux, Tautavel, etc.. Les quelques belles plaques de schiste gravées issues des cavités de Plougastel-Daoulas (Finistère), les pièces lithiques du mont Dol (Ille-et-Vilaine), la grotte de Roc’h-Toul en Guiclan (Finistère) ou encore les quelques abris sous roche répertoriés çà et là ne peuvent rivaliser avec les nombreux sites prestigieux connus, de la vallée du Rhône au sud de la Loire. Même si Jean-Laurent Monnier a pu démontrer la présence d’un premier foyer daté de près de 450 000 ans sur le site littoral de Plouhinec (Finistère), notre préhistoire ancienne, bien que présente, apparaît très modeste.
Avec ses débitages microlithiques, la séquence mésolithique (10 000 à 7 500 avant J.C.) nous a laissé quelques nécropoles (îlots de Téviec, d’Hœdic, etc.). Ces vestiges enfouis ne marquant pas le paysage, la séquence est souvent ignorée. C’est donc bien le Néolithique qui, ne manquant jamais d’interroger visiteurs et autochtones, retient l’attention sur l’ensemble du territoire breton. Symboles emblématiques de la Bretagne, dolmens et menhirs servent grandement l’attrait touristique en attachant le peuple breton à ses racines originelles.
Qu’est-ce que le Néolithique ?
Venus du fond de la Méditerranée par deux courants distincts (le Rubané et le Cardial), des groupes d’éleveurs/agriculteurs remontent le couloir rhodanien et, pénétrant par l’est, abordent l’hexagone vers 5500 avant J.-C. Ils apportent de profondes mutations dans l’organisation des communautés en place. Il faut cependant attendre 500 ans pour en voir les premières traces dans la péninsule armoricaine.
Contraintes par les rythmes saisonniers de l’agriculture et de l’élevage, les sociétés s’approprient des territoires et les marquent par des aménagements spécifiques. Si les traces de lieux de vie restent souvent à peine perceptibles dans les paysages, les monuments funéraires ainsi que les pierres dressées signent immanquablement leur présence. Dès les premiers temps du Néolithique, les occupants de la péninsule se lancent dans des travaux titanesques. D’imposants édifices de pierre (les cairns) sont construits pour accueillir certains de leurs morts. Avec ses 75 m de longueur pour une largeur de 22 m et une hauteur réduite actuellement à 6 m, Barnenez, en Plouézoc’h (Finistère), en est le plus spectaculaire exemple. Deux premières chambres complétées assez vite par trois autres espaces funéraires forment un premier édifice monté en pierres sèches. Pour cette partie, les datations au carbone 14 proposent une plage chronologique située entre 4 800 et 4 500 ans avant notre ère. Devant être agrandi, ce temple des morts se trouve très vite complété par six nouvelles chambres sépulcrales. Inutile d’entreprendre la description détaillée d’une longue série de ces monuments. De l’île Carn en Ploudalmézeau (Finistère) jusqu’au secteur de Carnac où se trouve le très grand tumulus Saint-Michel, ces grands tombeaux bordent le littoral breton avec quelques incursions le long du réseau hydrographique, comme le montre le cairn de Saint-Thois (Finistère). D’autres monuments dans l’intérieur, tel ceux de la Croix-Saint-Pierre sur la commune de Saint-Just (Ille-et-Vilaine) ou de Larcuste à Colpo (Morbihan), affirment une omniprésence humaine sur l’ensemble du territoire breton.
Parallèlement est entrepris le levage de masses monolithiques en les disposant selon des axes préférentiels. On ne peut manquer de s’émerveiller devant les prouesses techniques mises en œuvre pour réaliser l’alignement de la Table des Marchand à Locmariaquer (Morbihan). Ce sont au moins dix-sept blocs d’orthogneiss aussi considérables les uns que les autres qui sont déplacés et dressés selon une ligne nord/sud dans les premières séquences du Néolithique. Les deux grands foyers découverts dans les alignements de Saint-Just (Ille-et-Vilaine) donnent des dates comprises entre 4 730 avant J.-C. et 4 380 avant J.-C. Les fouilles menées sur le site des Pierres droites en Monteneuf (Morbihan) placent les premiers menhirs levés vers 4 300 avant notre ère pour voir les derniers levages 2 000 ans plus tard.
Durant les 3 000 années de cette période, ces constructions témoignent d’une véritable évolution architecturale. Accompagnant ce processus, l’art pariétal étudié sur ces pierres révèle des approches philosophiques et symboliques très élaborées. La mort et l’Après, prenant une place importante dans les réflexions du moment, semblent préoccuper les communautés bien au-delà du territoire armoricain. Là comme ailleurs, la présence de gravures vient féminiser certains espaces funéraires. L’orientation du corps, le positionnement fœtal des individus inhumés ainsi que la nature des dépôts votifs peuvent vouloir favoriser une renaissance des défunts.
La société néolithique dans un monde ouvert
Réduire le Néolithique à la seule présence des mégalithes occulte les réalités de cette grande culture. Cette période est également celle d’échanges terrestres, fluviaux et maritimes sur de longues distances. Les timides navigations des cultures cardiales longeant les côtes de la Méditerranée pour remonter la vallée du Rhône préfigurent celles à venir. La découverte de la grande pirogue monoxyle néolithique dans les tourbières d’Addergoole à Lurgan (Irlande) affirme l’ingéniosité des premiers charpentiers de marine. En ajoutant des bordés de planches cousues à cet esquif de 16 m de longueur, ils conçoivent une grande embarcation capable de longs périples marins. Les fréquentes gravures rupestres du littoral de la Manche à la mer du Nord suggèrent une activité habituelle. Datée des débuts de l’âge du bronze, l’embarcation aux bordés cousus découverte à North Ferriby dans le Yorkshire (Angleterre) témoigne d’une longue pratique de la construction navale. En observant les déplacements de certaines roches, parures ou outils lithiques, on constate la présence de nombreuses pendeloques et perles en variscite ibérique dans plusieurs monuments étalés sur un vaste secteur ouest-atlantique. Les haches en métadolérite sorties des carrières de Plussulien (Côtes d’Armor) se retrouvent des bords du Rhin jusque dans le sud de l’Angleterre.
Le majestueux site de Stonehenge (comté de Wiltshire, Angleterre) livre lui aussi son lot d’informations. Les archéologues anglais sont parvenus à expliquer le transport des grandes dalles sorties des carrières de Preseli Hills situées au Pays de Galles. Elles auraient parcouru près de 300 km pour atteindre le lieu de construction. Une longue partie de ce transfert pourrait avoir été effectuée par la mer. Bien que cette troisième phase d’aménagement du site ait eu lieu vers 2 100 avant J.-C., ce voyage nautique ne peut s’envisager sans l’acceptation d’une pratique de l’aventure maritime déjà ancienne. Le déplacement fluvio-maritime d’un fragment d’un des grands menhirs de l’alignement de Locmariaquer couvrant le cairn de l’île de Gavrinis en Larmor-Baden ne laisse aucun doute sur les transports marins. Il confirme la thèse de nos collègues anglais. Ainsi, maintenant que ces navigations sont attestées par plusieurs découvertes archéologiques sous-marines, il nous semble admissible d’entrevoir un vaste espace de la façade atlantique ouvert aux échanges. Au-delà du commerce des biens et des matériaux, ces rencontres entre les groupes sociaux n’auront pas manqué à la circulation des idées.
Quand la recherche vient bousculer certaines certitudes
En observant avec acuité les rythmes de propagation des mégalithes sur cet espace atlantique, en scrutant les techniques de construction des cairns, dolmens et autres monuments de cette séquence, en comparant les motifs gravés sur leurs parois, il nous semble clairement apparaître une réelle proximité entre les groupes de notre façade maritime. Les dernières publications de nos collègues de l’université de Göteborg (Suède) apportent de précieuses précisions. L’archéologue Bettina Schulz Paulsson, ayant étudié près de 3 500 sites mégalithiques de l’Europe de l’Ouest, avance l’idée que la Bretagne serait le berceau du mégalithisme atlantique. En s’appuyant sur des datations affinées ainsi que sur des similitudes techniques et architecturales, elle nous fait comprendre combien le mégalithisme armoricain a marqué les populations ouvertes sur la mer. Ce fait que nous pressentions se trouve ainsi conforté par des données mesurées et fiables.
Associées aux autres éléments archéologiques (évolution architecturale, symbolisme de l’art pariétal, disposition des corps, dépôts votifs, etc.), toutes ces données invitent à une première conclusion : la forte identité des cultures de la péninsule armoricaine aurait immanquablement marqué un secteur géographique étendu sur la façade atlantique dès la fin du Néolithique ancien. Acceptant ce principe, on ne peut ignorer que ces échanges de savoirs ou de matériaux impliquent pour les groupes en contact la nécessité de se comprendre. Il y a donc une base linguistique commune acceptée. Ce prérequis vient sérieusement bousculer les discours convenus présentant les langages pratiqués sur les secteurs évoqués comme hérités d’éventuelles migrations de l’âge du fer. Les travaux menés au cours de la dernière décennie par un aréopage des meilleurs linguistes européens (Marcel Otte, Mario Alinei, Francesco Benozzo, Xaverio Ballester, T.F. O’Rahilly et bien d’autres) constatent la présence de deux groupes linguistiques distincts. L’un serait pratiqué depuis le début du Néolithique sur une grande partie de la façade atlantique (le sud de la péninsule Ibérique, l’Irlande, le Pays de Galles, le sud-ouest de l’Angleterre ainsi que la Bretagne). L’autre, notablement plus récent, reconnu en Europe centrale comme lépontique, est communément qualifié de celtique, donc attaché à l’âge du fer.
En développant un véritable culte des morts et des ancêtres, les bâtisseurs du Néolithique, par leurs grands monuments funéraires et par leurs stèles dressées, affichent ostensiblement leur maîtrise de l’architecture mégalithique Ils nous démontrent également une certaine sophistication de groupes sociaux capables d’une réelle productivité pour disposer du temps nécessaire à ces grands travaux. Cette société ouverte sur les mers (Manche, mer du Nord, Méditerranée) se distingue très tôt pour propager une culture mégalithique et des courants de pensée propres à une très forte identité culturelle. Le mégalithisme armoricain est assurément le puissant marqueur d’une séquence où la péninsule armoricaine a joué un rôle prépondérant. Grands témoins d’une période néolithique étalée entre 5 000 ans et 2 200 ans avant l’ère chrétienne, les menhirs, cairns, dolmens et allées couvertes proposent une variété architecturale qui n’en finit pas de nous surprendre. Il est bien là, l’âge d’or de la préhistoire bretonne!