19 mai 1968 : la France est en ébullition. La Sorbonne est occupée depuis le 3 mai et, tout autour, le Quartier latin est devenu une vaste zone de barricades. La grève générale n’est plus seulement un souvenir du Front populaire mais commence à prendre dans les usines. Face à la pénurie d’essence, les transports sont paralysés depuis le 17. À la sortie du Conseil des ministres, le premier d’entre eux, Georges Pompidou, tente de résumer l’opinion du général de Gaulle par une phrase devenue célèbre : « La réforme oui, la chienlit non ». C’est dans ce contexte parisien quasi-insurrectionnel que se déroule le pardon de la Saint-Yves des Bretons de Paris, entre les arènes de Lutèce et la cathédrale Notre-Dame-de-Paris. L’abbé François Le Quéméner, qui seconde l’abbé Élie Gautier à la tête de la Mission bretonne, se souvient très bien de la procession des 15 000 Bretons de Paris, ainsi que « deux ou trois bagadoù au grand complet, plus une bonne vingtaine de cercles celtiques » :
«Voilà donc, en plein mai 68, ce drôle de cortège qui s’élance à travers Paris silencieux : ni voiture, ni camion, ni moto… Il traverse le boulevard Saint-Germain. Du haut de son cheval, la duchesse des Bretons de Paris [Annick Guerin, cette année-là] salue toujours la foule et sourit dans un décor d’ordures ménagères s’entassant sur les trottoirs et de carcasses de voitures encore fumantes ! »
Si ce n’est le contexte particulier de cette année 1968, une telle procession n’a rien d’exceptionnel. Dès le début des années 1950 et jusqu’aux années 1980, les Bretons de Paris célèbrent, à l’initiative de l’abbé Gautier et de la Mission bretonne, Saint-Yves, véritable marqueur identitaire reliant ces exilés à la péninsule armoricaine. Peu ou prou, la fête connaît le même fil conducteur d’année en année. Cela commence par un rassemblement aux arènes de Lutèce, enceinte dans laquelle entre la Duchesse des Bretons de Paris, sur son cheval, et grimée en Anne de Bretagne. Les bagadoù et cercles celtiques font le spectacle à l’ombre des drapeaux – avec en première ligne le Gwen ha Du – et des bannières religieuses. Puis vient le temps de la procession dans les rues de la capitale jusqu’au lieu de la cérémonie religieuse, qui peut varier au fil du temps : la cathédrale Notre-Dame-de-Paris, comme nous l’avons vu pour 1968, l’église Saint-Germain-l’Auxerrois, face au Louvre, en 1969, puis l’église Saint-Médard, située en bas de la rue Mouffetard, jusqu’en 1975 et l’église Saint-Gervais, près de l’Hôtel de ville, jusqu’en 1980. Cette géographie fluctuante du pardon de la Saint-Yves montre que les Bretons de Paris investissent d’autres espaces parisiens que leur « quartier général » de Montparnasse.
Les décennies 1950-1960 s’affirment comme « l’âge d’or » de la vie associative des Bretons à Paris, d’après l’historienne américaine Leslie Page Moch. Cette vitalité associative est désormais moins structurée autour des sociétés d’assistance et plus autour de la culture bretonne : bagadoù et cercles celtiques fleurissent un peu partout dans la capitale comme dans les villes de banlieue. Ils sont ainsi jusqu’à près de 800 à venir danser tous les dimanches à la Mission bretonne. Au-delà du caractère religieux indéniable du pardon de la Saint-Yves, le succès de cette fête, qui draine un public bien plus large que les Bretons impliqués habituellement dans la vie associative communautaire, tient assurément à la présence de groupes musicaux et folkloriques.
Les années 1970 sont marquées par le renouveau celtique, dans le sillage de la vague folk, dont le point d’orgue est assurément le concert du jeune Alan Stivell, le 28 février 1972, dans la mythique salle parisienne de l’Olympia. La musique bretonne quitte ainsi les seuls rangs des bagadoù pour devenir électrique ou acoustique. Parallèlement, le pardon de la Saint-Yves accuse une baisse de fréquentation. C’est d’ailleurs toute la vie associative communautaire qui se fragilise : la dernière Duchesse des Bretons de Paris, Nadine Colin, est élue en 1975.
Après 1980, le pardon de la Saint-Yves connaît de profondes mutations : il est désormais célébré en interne, au sein de la Mission bretonne. En 1982, il prend le nom de Gouel ar Vretoned – Fête de la Bretagne. Cet événement, outre le fait d’effacer l’identité religieuse de la fête, comporte également un changement de paradigme : la Saint-Yves est désormais moins un moment de cohésion de la communauté bretonne qui vit dans la capitale, qu’un moyen de promouvoir la Bretagne auprès du reste de la population parisienne. Notons, enfin, que le pardon de la Saint-Yves n’est pas le seul célébré au sein de la diaspora bretonne. En effet, à Saint-Denis, ville ouvrière du nord de Paris, les Bretons émancipés, proches du Parti communiste, organisent un pardon depuis 1933. Après la Seconde Guerre mondiale, ce pardon à l’identité laïque affirmée, désormais organisé par l’Union des sociétés bretonnes de l’Île-de-France (USBIF), perdure jusqu’au milieu des années 1990.